Les murailles de Gandarès
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On dirait que tous les derniers textes que j'ai soumis sortent tous presqu'en même temps. Mais, bon, je ne pouvais pas prévoir! Surtout le roman, dont je mets un nouvel extrait.
Il se trouve au début du chapitre suivant l'extrait que vous pouvez lire ici. Dans une cité caravanière au milieu de la steppe, Yalani, la princesse en fuite, s'apprête à prendre la route déguisée, dans la caravane de Kiarat, le marchand. Mais un nouveau venu se présente:
"Une pluie fine tombait depuis deux jours sur la cité de bois. La lumière grise n’allait pas tarder à baisser, on était à cette période de l’année où les jours raccourcissaient vite. L’agitation de l’été avait quitté Wemer trois semaines plus tôt, avec le départ des caravanes. Les caravansérails s’étaient vidés de leurs clients, sauf celui du Puits aux Chênes, près de la Porte de Gandarès où le dernier convoi préparait son départ.
Dans la cour, sous l’auvent, les hommes emballaient avec soin les marchandises. La faïence de Massi était prudemment rangée dans des caisses remplies de paille. Le thé de Yartège était délicatement enveloppé de quatre couches de toile huilée. Les chameliers discutaient la répartition des charges sur les bêtes; le maréchal-ferrant examinait les pieds des chevaux; les gardes vérifiaient leurs armes, le tout sous l’œil sévère du chef de caravane.
Dans la salle commune, Kiarat, l’Honorable Marchand, ruminait une fois de plus sa décision. Une semaine auparavant, il avait eu la surprise de trouver sur le seuil de sa porte son vieil ami, Yeral Dar, le chevalier-prêtre de Gandarès. Derrière lui, se tenaient la Princesse I-Yalane du Dagher et une vieille servante. Yeral Dar lui avait tendu un coffret plein d’or et une lettre portant le sceau du Dragon. L’or payait Kiarat pour les escorter tous trois jusqu’à la cité sainte.
Il y en avait assez pour acheter la moitié de la ville ! Le marchand avait perdu un convoi lors de la crue du Fleuve Tonnerre et un autre avait été massacré par des brigands à Huna. La guerre civile au Dagher avait coupé son approvisionnement en barres de fer. Cet or venait à point pour rembourser ses dettes. Il avait donc monté cette caravane à la hâte en prétendant vouloir vendre un lot de marchandises à Gandarès pour rattraper ses pertes. Les fuyards s’étaient déguisés. La vielle servante était devenue une veuve retournant dans sa famille à la mort de son mari accompagnée de sa fille, la princesse et d’un serviteur, le chevalier.
La guerre du Dagher avait lancé sur les routes des soldats errants, des brigands, des fuyards de toute sorte, aussi dangereux que des loups affamés. Maintenant que la saison des caravanes était finie, Kiarat avait eu du mal à recruter des hommes d’escorte sûrs, expérimentés et peu bavards. Il n’allait pas suivre la route et s’exposer à une embuscade. Il avait prévu de la quitter un jour de marche après le Fort et prendre la Piste des Aurochs, puis traverser le Petit Plat. Seuls les Ranes et quelques vieux routards comme lui connaissaient le chemin. Cependant, cette voie n’était pas facile en cette saison. Si la neige et le gel commençaient trop tôt, cela compliquerait les choses encore d’avantage…
Kaï Kirinn, son chef de caravane entra, l’air soucieux, comme d’habitude.
— Maître Kiarat, il y a là un… homme qui veut se joindre à nous. Il dit qu’il a une monture et des armes, il n’a pas besoin d’être payé, mais il veut aller à Gandarès.
— Et alors ?
— Et bien… C’est le plus grand Rane que j’ai jamais vu. Il affirme qu’il est apprenti-forgeron. Malgré sa taille, il m’a l’air bien jeune…
— Fais-le entrer.
Kaï Kirinn se retourna et fit un signe de tête. Un grand gaillard franchit le seuil en se baissant pour éviter le linteau. Effectivement, il était massif, avec un soupçon d’embonpoint, l’air presque cocasse dans des vêtements à la mode de Wemer : une tunique étroite, gansée de mauve et des pantalons bouffants. Cependant, il semblait à peine sorti de l’adolescence. Sa peau cuivrée contrastait avec la couleur claire de ses vêtements. Son nez avait déjà du être cassé. Une tignasse noire lui tombait sur le front et des yeux sombres et étroits brillaient sous des sourcils en broussaille. Il se dandinait, gêné, sous le regard des deux hommes.
Bien que laides, les femmes Ranes étaient peu avares de leur charmes, Kiarat en avait profité plus d’une fois dans sa jeunesse. Beaucoup de leurs hommes avaient été tués par les raids Dagheri et lorsqu’elles venaient vendre fourrures, laine et bétail dans les Libres Cités, elles cherchaient aussi à y obtenir une descendance. Les résultats étaient de drôles de spécimens qui ne ressemblaient à personne, comme ce jouvenceau. Kiarat s’était parfois demandé s’il avait lui aussi un enfant parmi le Peuple de la Plaine.
— Que vas-tu faire à Gandarès, mon garçon ?
— Euh… C'est-à-dire que… Je veux continuer jusqu’à Némadour, après. J’y ai des amis…
Kaï Kirinn claqua la langue :
— Mais au fait, je t’ai déjà vu ! Wemer est petit et un gars de ta taille ne passe pas inaperçu. Ne serais-tu pas un des élèves l’école de Maître Goéré ?
Le jeune homme bafouilla :
— Si fait, mais je m’y ennuie un peu… Mon esprit doit manquer de raffinement pour apprécier ses leçons… alors qu’à Némadour, mes amis sont dans une école qui…
— De jeunes idiots qui passent leur temps à écouter les leçons des chopines dans les tavernes du port ! J’ai entendu parler de tes exploits, cet été ! Le garçon rougit et fixa ses bottes d’un air penaud. Kiarat haussa les épaules. Même jeunes, les Ranes étaient des guerriers hors pair, endurcis dès l’enfance par leur vie de nomade. Une épée de plus ne serait pas de trop. Et celui-là ne risquait pas de le trahir, les Ranes haïssaient les Dagheri. Et puis, un nomade dans la Plaine ne pouvait que porter chance !
— Tu peux venir !
Le jeune homme s’inclina avec sérieux.
— Attends ! grogna Kaï Kirinn. Tu connais les Lois de la Route ?
— Bien sûr.
— Sache qu’elles sont respectées à la lettre dans cette caravane.
Le garçon s’inclina à nouveau et sortit.
Sous son visage immobile, comme il seyait à un homme, Tivar jubilait. Il allait enfin prendre la route ! Dans une vraie caravane ! Avec un peu de chance, il aurait des aventures aussi excitantes que celles que racontaient ses camarades plus âgés. Il avait souvent supplié ses parents de le laisser s’engager comme garde ou chamelier, mais ni Ruthaver, la Grande Chamane, ni l’Ours, le Duc des Guerriers, n’entendaient exposer ainsi le dernier enfant qui leur restait. Ils avaient de grandes ambitions pour lui : un futur chef, instruit dans les subtilités de la pensée civilisée et capable d’apporter la prospérité au Peuple de la Plaine. C’est ainsi que Tivar avait déjà passé une année dans l’école de Maître Goéré, parmi les enfants des marchands et des notables. Il avait déclaré à tout le monde que ses parents étaient de riches éleveurs de moutons : personne n’avait besoin de savoir qu’il était le fils de l’Ours lui-même. Même un adolescent fou comme lui avait appris une certaine prudence.
L’année avait été pénible. Cette langue aux voyelles chantournées lui torturait le gosier. Ses camarades de classe le traitaient avec condescendance. Malgré sa bonne volonté, il s’était ennuyé ferme. La plupart des cours lui semblaient sans intérêt. Pourquoi essayer de calculer le nombre des Dieux ? Pourquoi s’interroger sur la fin d’Atlis ? Quel intérêt y avait-il à savoir si un dragon avait une ou trois rangées de dents ? Une suffisait largement pour déchiqueter un homme ! Son cousin, Dembaï, s’y retrouvait comme un poisson dans l’eau, mais Tivar, lui, avait le crâne désespérément épais.
L’été, il avait retrouvé parmi les caravanes qui traversaient la cité des gars de son pays. Ensemble, ils avaient écumé les tavernes, fait des paris fous, des courses de chevaux et quelques belles bagarres. Mais ils étaient tous partis pour Némadour aux premières pluies. Depuis, les distractions étaient redevenues rares et l’idée de passer un autre hiver enfermé le rendait fou ! Et puis, il voulait voir la mer depuis qu’il était enfant… Son père lui avait souvent parlé de cette immense étendue d’eau salée qui devenait violette juste avant l’orage. Il y avait des vagues grandes comme des maisons et les gars de la Côte faisaient des courses sur les flots, debout en équilibre sur des planches en bois. On y pêchait des poissons multicolores ainsi que des bêtes étranges qui ressemblaient à des plantes et n’avaient ni bouche, ni yeux. Il y avait des monstres pacifiques aussi grands que des tumulus et des poissons carnivores aussi grands que des chameaux… Des marchands Yartègiens hauts de huit pieds, en tout point semblables à leurs ancêtres d’Atlis, venaient y vendre des poudres étranges. Des Erites aux barbes teintes en rouge proposaient des soieries chatoyantes, tandis que leurs femmes étalaient sur de petits plateaux en or, des pierreries aux couleurs magiques… Ha ! Il fallait avoir le sang d’un lézard pour rester enfermé au lieu d’aller voir ces merveilles ! Le jeune homme avait réussi à résister à la tentation en voyant s’en aller les caravanes une à une. Lorsqu’il apprit que soudain un nouveau convoi allait partir, L’appel de la Route fut trop fort.
Le cœur léger, il s’en alla annoncer la nouvelle à son maître. "