Le baiser du scorpion
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Comme les prêtres de cette histoire, j’étais partie avec les meilleures intentions du monde. Sans rire, je voulais écrire une romance avec tous les clichés du jour : une héroïne guerrière « forte » et totalement nulle en relations humaines. Un beau ténébreux caractériel et manipulateur. Une notion de prédestination façon « soulmate » chère à la bitlit (il y a une histoire d’horoscope). Des prêtresses de la fertilité nymphomanes. Et bien sur, pour avoir un fond d’intrigue, j’ai ajouté un grimoire magique (oui, encore un et c’est pas fini), sans compter quelques méchants.
Seulement, quelque part à mi-chemin, j’ai dévié sur autre chose. D’abord parce que la romance bateau, rien à faire, ça ne m’amuse pas. Et puis je voulais me mettre au défi d’écrire une vraie histoire d’amour. C’est là que j’ai découvert une chose : c’est dur d’écrire une histoire d’amour crédible entre deux adultes. Malgré tout mon respect pour Shakespeare, je pense qu’avec « Roméo et Juliette » il ne s’est vraiment pas foulé. C’est pire si vous donnez à vos héros un caractère "bien trempé" et qu’en plus, vous choisissez la fameuse formule « tout les sépare ». Parce que là, il va vraiment falloir expliquer non seulement pourquoi ils sont attirés l’un par l’autre au-delà du physique, mais aussi par quel mystérieux mécanisme ils vont choisir de rester ensemble plus de quelques semaines. Et non, ce n’est pas évident du tout.
Bref, j’ai pris les ingrédients habituels, j’ai touillé et j’ai ajouté ma sauce. Donc, on y trouve bien une héroïne traumatisée par un sombre passé (non, sa famille n’a pas été massacrée par le méchant et elle n’a pas été violée non plus). Un beau vraiment très ténébreux, des démons à la pelle, des morts-vivants, un peu de sexe, des mystiques aux idées tordues…
Cette histoire m’a encore permis d’utiliser un de mes décors favoris : la Cité Près de la Mer, ici en version tropicale. Oubliez les landes brumeuses et pluvieuses, les châteaux-forts de pierre grise, les seigneurs féodaux bruts de décoffrage... Nous partons au Sud, sur la Mer de Saphir. Un paysage tropical, luxuriant, rythmé par deux saisons: les pluies et la saison sèche. Que ce soit la mer, la lagune, ou les pluies, l'eau est partout. La nuit tombe à six heures juste et il fait chaud. Très chaud. Les personnages peuvent réellement se promener en bikini. Enfin, n’oubliez pas la sacro-sainte sieste !
Vous êtes encore là ? Alors, c’est parti. On s’embarque pour Kéti, un port au fond d’une baie de la Mer de Saphir. Derrière se dressent la chaîne de l’Échine du Dragon. A droite les Montagnes de Feu et à gauche, le delta de l’un des plus grands fleuves de ce monde…
**
Atil dégagea son pied avec une grimace de douleur. Un de ses voisins lui avait encore piétinée les orteils. Cependant, ni l’imposant marchand sur sa gauche, ni l’adolescent surexcité devant elle, ne semblaient l’avoir noté. Elle ne serait pas fâchée de quitter ce navire. Deux mois coincée parmi les voyageurs de tous poils, à partager une couchette avec une matrone qui ronflait comme un sonneur, auraient eu raison de la patience d’une prêtresse beaucoup plus dévouée que la jeune femme. Elle essuya la sueur sur son front et fixa la côte qui se rapprochait lentement. A cette distance, Kéti apparaissait minuscule, blottie au pied de l’Echine du Dragon et ses neiges éternelles. Derrière les bâtiments blancs du port, se profilaient les coupoles du temple d’Oray. À main gauche, loin des habitations, un amas d’ilots couverts d’une végétation luxuriante marquait le delta du fleuve. À droite, adossées aux falaises, elle pouvait distinguer les tours de la citadelle qui étincelaient sous le soleil matinal. Tous les passagers se pressaient sur le pont à présent, aussi impatients qu’elle de quitter leur confinement.
Une fois passés les deux géants de basalte qui marquaient l’entrée de la rade, le navire se retrouva à négocier lentement son chemin entre les caraques, boutres, jonques, cogues, galères et les petites felouques de pêche. Les marins interpellaient leurs collègues sur les autres navires, leur demandaient des nouvelles d’amis communs, s’enquéraient du prix de la bière de riz, voire des tarifs des prostituées du port. Des nuées de mouettes piaillaient au-dessus des mâts. Au milieu de ce vacarme, Atil sentit poindre le début d’une migraine. Ce n’était pas le moment. Elle allait débarquer en terre étrangère et il lui faudrait toute sa concentration et sa rapidité d’esprit. Elle avait suffisamment roulé sa bosse pour savoir qu’une voyageuse fraîchement arrivée était vulnérable non seulement aux voleurs et escrocs de tout poil mais aussi à sa propre ignorance. Les Nadinites avaient la réputation d’être un peuple retors et agressif, excellant en piraterie. Ils étaient connus comme mercenaires sur toute la Mer de Saphir. Même les Yartègiens les redoutaient. Il lui faudrait toute sa diplomatie pour obtenir de l’aide de leurs autorités et peut-être encore plus pour se concilier celle de ses sœurs et frères en prêtrise.
Les choses ne s’améliorèrent pas lorsqu’elle eut posé les pieds sur la terre ferme : deux autres navires avaient accosté en même temps sur le même quai et la cohue était invraisemblable. La jeune femme serra contre elle sa besace et entreprit de se frayer un chemin vers la statue de Drul, le dieu de la mer, conformément aux instructions de son supérieur. Elle fut bientôt en nage. Il régnait une chaleur moite, typique de la saison des moussons. La plupart des Nadinites la dominaient largement par la taille, bien que dans son pays, elle était aussi grande qu’un guerrier. Ils parlaient fort le vernaculaire des côtes avec des voix graves et un accent chantant. La jeune femme louvoya entre les caisses, les piles de bagages et les groupes de gens et finit par atteindre la statue. À sa gauche, s’alignaient des auberges. La deuxième était ornée d’une pieuvre rouge. Elle s’y dirigea comme un navire cherchant un abri dans la tempête.
L’intérieur était agréablement frais. À cette heure, un seul homme se tenait dans la salle, un stésien entre deux âges penché sur un rouleau de comptes derrière l’une des tables. Elle lui fit un sourire poli :
— Bonjour, où puis-je trouver Maître Tsour ?
— C’est moi, répondit-il d’une voix aussi caverneuse que les échos du grand temple.
La jeune femme s’inclina courtoisement et tira un paquet de sa besace :
— Je viens de la part du mon maître, le Très Sage Hanqar. Il m’a remis des lettres pour vous.
— Ah, mais vous êtes arrivée par l’un des navires de Jarta ! Asseyez-vous ! Voulez vous du thé ?
— Volontiers. Je m’appelle Atil.
Il disparut dans ce qui devait être la cuisine et revint bientôt avec un pot de thé noir fumant. Elle testa prudemment le breuvage avant de le faire rouler sur sa langue. Divin ! Elle n’en avait pas bu depuis deux mois.
— Alors, comment va mon vieil ami ?
— Très bien, ma foi !
— Il ne s’ennuie pas dans son scriptorium ? Sacré Hanq’, je n’aurais jamais imaginé ce loup de mer se vouer à une divinité quelle qu’elle fut !
— La vie choisit pour nous des chemins étranges… cita la jeune femme. Bien des prêtres d’Oray sont venus à Elle après une existence bien remplie !
— Vous, vous m’avez l’air bien jeune pour avoir eu le temps d’avoir beaucoup d’aventures !
La prêtresse plongea le nez dans son bol. Il était un peu tôt dans la journée pour parler de ses propres problèmes.
— Et je peux vous prédire sans être devin que beaucoup de jeunes gens chercheront à vous distraire de vos obligations ici, continuait l’aubergiste. Votre Règle vous autorise-t-elle à avoir un homme et des enfants ?
— Heu… Elle ne s’y oppose pas formellement… dit la jeune femme, un peu interloquée par le tour que prenait la conversation. C’était fréquent dans l’ancien temps, il me semble, mais de nos jours, je ne connais aucun de mes confrères ou consœurs chargé de famille.
— Et bien, vous allez voir que de ce coté de la Mer, c’est différent. Mais vous le savez mieux que moi, bien sûr. D’ailleurs, c’est la fête de la fertilité dans trois mois.
— Heu… oui, j’en ai entendu parler. Ce sera certainement très intéressant.
— Surtout pour vous ! Allez-vous saluer la Très Sage Calysée ?
Atil fut soulagée du changement de conversation.
— Bien sûr ! J’espère que mes consoeurs pourront m’héberger pendant mon séjour.
— Alors, elles se feront aussi un devoir de vous trouver un compagnon, je suppose, ajouta Tsour d’un ton taquin.
Elle n’y avait pas pensé. Il ne manquerait plus que ça. Elle en avait vu plus qu’assez du charme gouailleur des Nadinites. Elle dit à vois haute :
— Je crois que je devrais m’y rendre sans tarder. Pourrez-vous m’indiquer le chemin ?
— Mon fils vous accompagnera. Voulez-vous faire un brin de toilette auparavant ?
Atil réalisa alors qu’elle n’avait pas pris de bain depuis deux mois et que son odeur devait fortement incommoder son hôte.
— C’est très généreux !
— Et prudent. Les prêtresses d’Oray tiennent beaucoup aux formalités. C’est un temple qui a pignon sur rue, ici, contrairement à ce qui se passe chez vous… Au fait, serait-ce indiscret de vous demander ce qui vous amène ?
— Et bien… Un pèlerin Nadinite peu scrupuleux nous a dérobé un ouvrage sans prix et heu… deux reliques de moindre valeur. Nous avons appris qu’il est rentré à Kéti, aussi m’a-t-on chargée de le poursuivre et récupérer l’ouvrage.
— Comment ?
— Avec l’aide de la Déesse, nous avons quelques pistes. C’est aussi pour cela que j’ai besoin de l’assistance de nos confrères.
— N’hésitez pas si je puis vous être utile.
Le bain de l’auberge était une vaste salle tapissée de faïence bleue et verte, assez grande pour accueillir une douzaine de clientes. À cette heure, elle y était seule. Cela lui permit de retrouver ses esprits et calmer un peu sa migraine. Il était important de faire bonne figure devant ses consœurs. Bien qu’elles servaient la même déesse, Oray, les divergences étaient grandes entre les deux rivages de la Mer de Saphir. Au début, Oray était vénérée du Nord au Sud comme la déesse de la Création, aussi bien physique qu’intellectuelle. Seulement, au cours des siècles, ses adorateurs avaient dérivé dans des directions différentes, voire opposées en interprétant les mêmes textes. Pour ceux du Sud, Les Nadinites, les Méralois et les Parassis, elle était devenue la déesse de la fécondité, de l’amour et de l’abondance, alors que pour les fidèles du Nord, elle était celle des sciences et de la sagesse. Les prêtres du Sud cultivaient les plaisirs de la chair et de la richesse et répugnaient à toute poursuite qu’ils jugeaient stérile, alors que ceux du Nord s’adonnaient aux joies de la science pour la science, abhorraient tout ce qui pouvait les détourner du travail intellectuel et cultivaient l’ascétisme. Les deux groupes ne s’étaient jamais affrontés. Ils étaient trop éloignés et ne se gênaient pas mutuellement. Ils affichaient même ouvertement une certaine cordialité. Mais en privé, les nordistes traitaient les sudistes d’hédonistes replets et stupides et Atil ne doutait pas que les sudistes les considéraient comme des intellectuels prétentieux au crâne démesurément enflé.
Elle entreprit de se frotter avec un pain de savon au délicat parfum de vanille. Il allait falloir présenter sa demande d’assistance de la façon la plus humble qui fut. Elle avait peaufiné son discours à la perfection sur le bateau. Elle ne tenait pas à expliquer à ces sudistes comment une prêtresse à l’intellect supposé supérieur avait pu se laisser berner aussi bêtement. Elle-même ne se l’expliquait pas. En fait, la seule réponse était qu’elle était désespérément stupide. Le comble pour une femme qui prétendait servir la Déesse de la Sagesse.
Elle était en charge du scriptorium, justement, lorsque ce pèlerin s’était présenté au temple. Un homme plein de verve et de charme qui lui avait posé de multiples questions. Un homme très différent de l’idée qu’elle se faisait d’un Nadinite. Au fil des semaines, il prit l’habitude de venir discuter tous les soirs, alors qu’elle recopiait ce manuscrit qu’un adorateur particulièrement fervent venait de léguer au temple. En déchiffrant les lettres à moitié effacées, elle avait commencé à entrevoir que l’ouvrage contenait d’authentiques formules de pentacle. Peut-être une découverte majeure dans l’étude de la magie des Anciens. Ils avaient beaucoup parlé. Il fallait admettre qu’elle n’avait pas été insensible à son charme. Un soir, après qu’elle eut fermé à clef la porte du scriptorium, il l’avait embrassée. Un baiser qui avait ébranlé ses certitudes, se dit-elle à sa grande honte. À ce moment-là, elle aurait pu le suivre jusqu’au bout du monde ou lui remettre ce livre elle-même sur un plateau d’argent. Mais il n’en voulait pas tant. Le lendemain matin, elle trouva la porte ouverte. Le grimoire avait disparu, ainsi que les deux reliques qu’elle avait laissées à coté car il lui semblait qu’elles étaient mentionnées dans ses pages. La clef dans sa poche aussi. Il l’avait subtilisée lorsqu’il l’avait embrassée. Elle s’était faite avoir comme la plus idiote des filles de ferme, pensa Atil pour la millième fois en rinçant son abondante chevelure noire.
Elle se sécha et natta ses cheveux avec soin, avant d’enfiler les vêtements qu’elle avait spécialement gardés propres pour l’entrevue avec ses consœurs : des braies et une longue tunique de cotonnade blanche qui contrastaient avec sa peau dorée. Enfin, elle s’enveloppa à nouveau dans la chape de sereine indifférence qui était pour elle une protection et une seconde peau. Cependant, en dessous, sa honte restait aussi vive qu’au premier jour. Son supérieur s’était abstenu d’ébruiter les circonstances du vol, mais ses confrères n’étaient pas stupides. Ce qu’ils ne savaient pas, ils le devinaient aisément. Ruza avait même grommelé qu’il n’y avait rien d’autre à attendre d’une fille barbare élevée pour le métier des armes. Atil avait serré les dents et écumé les bas-fonds de Jarta au risque de sa vie jusqu’à apprendre que son voleur était reparti chez lui. Elle avait pris le premier navire pour Kéti. Il avait du débarquer quelques semaines auparavant. À présent, il pouvait être n’importe où… Il lui fallait l’aide de ses consœurs, pour appuyer sa requête auprès de ce qui servait de police dans ce pays. Au besoin, elle allait faire valoir qu’un livre de sortilèges n’était pas un objet ordinaire : entre les mauvaises mains, il pouvait s’avérer très dangereux. Et bien sûr, elle ne mentionnerait pas l’épisode du baiser. Cet individu avait simplement forcé la porte.
— Vous allez séjourner dans le temple ?
Atil s’installa près du fils de Tsour sur le siège du chariot.
— Si on m’y autorise.
Il fouetta les buffles et ils s’engagèrent lentement dans le trafic.
— Elles le feront certainement. Les lois de l’hospitalité sont sacrées ici et les prêtresses d’Oray sont particulièrement pointilleuses là-dessus. Les pèlerins sont très bien reçus.
Atil s’abstint de faire remarquer qu’ils apportaient aussi des dons conséquents. Le temple d’Oray jouissait d’une grande notoriété. La fertilité, la richesse et l’abondance étaient recherchées par tous, les individus comme les compagnies marchandes ou les royaumes. Mais il était inutile de commencer à dire du mal de ses consœurs.
— Elles ont la nourriture la plus raffinée, la plus délicate, la plus délicieuse de la cité, continuait le jeune homme d’une voix rêveuse.
— J’en ai entendu parler.
— Participerez-vous aux cérémonies de la fertilité ?
Elle fronça les sourcils. Elle n’avait pas considéré cette question. Peut-être aurait-elle dû. Lors de ces rites, les prêtresses, personnifiant la Déesse, s’unissaient charnellement aux fidèles. Cependant, elle se voyait mal s’adonner à ce genre de pratique. De plus, celles qui officiaient à ces cérémonies se devaient d’avoir un physique irréprochable, ce qui était loin d’être son cas.
— Je doute que cela me soit permis, dit-elle diplomatiquement avant de fixer son attention sur le spectacle de la rue.