Steampunk: La Machine de Léandre
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Après la chasse aux trésors dans La Chasseuse de livres, je suis restée dans le même univers pour m'attaquer à un autre grand poncif des romans de SFF: les savants géniaux, obsédés par la science et plus ou moins fous: Aronnax, Lindenbrock, Challenger, Dowell, Zarkov, Tournesol... Les héros de la science triomphante, du temps où on pensait qu’elle allait résoudre tous les problèmes, pas en poser.
Donc, voila le Professeur Constance Agdal, agrégée de sciences magiques. Si Cassandra est une étudiante, de très bonne famille, qui plus est, Constance est une self-made woman, fille d'immigrés sans le sou et dirige un labo avec toutes les joies du job : gérer l'équipe, les étudiants, les concurrents, courir après les crédits de recherche, et accessoirement, faire de la science (oui, dans cet ordre-là). Elle a un passé beaucoup plus sombre, plein de secrets. Elle est plus âgée, plus cynique et plus coriace. Heureusement pour elle, car ses aventures ne sont pas du niveau étudiant... Voici le début:
1- Le démon du rayon corsets
On dit toujours que les sorcières ont des prémonitions, des intuitions ou remarquent des présages. C’est un fatras d’inepties. Ce matin-là, je n’éprouvai pas le moindre pressentiment du déluge d’ennuis qui allait s’abattre sur mon crâne. Tous les oiseaux volaient dans la bonne direction. Aucune échelle ne se dressa devant moi et pas un seul chat, de quelque couleur que ce fut, ne croisa ma route.
À la descente du tramway, j’achetai le journal à un petit crieur : en première page, s’étalaient des nouvelles d’une banalité affligeante : un gigantesque jarlan, un félin géant grand comme deux tigres, s’était évadé du zoo. Un ouvrier avait été broyé dans l’engrenage du nouveau moulin à papier près de la rivière ; son sang avait taché une demi-tonne de buvard bleu de la plus haute qualité. Enfin, la cité-état de Tourmayeur venait de se doter d’un nouveau gouvernement provisoire. C’était le troisième depuis la révolution qui avait renversé les sinistres Gardiens des Dogmes de la Voie.
Il faisait doux et sec. Les arbres étaient en fleur dans les rues de Grande Courbe. Bref, la journée commençait sous les meilleurs auspices. Arrivée à la Faculté, je passai par la guérite du vaguemestre, prendre le courrier. J’y trouvais une lettre de la Fondation des Sciences Occultes m’informant que ma demande de subvention avait été approuvée. J’allais enfin pouvoir acheter une lentille mystique à focale improbable. Que demander de plus ?
Je traversai le bâtiment dans le bruit de fond des ondes du Pouvoir qui émanaient des divers talismans gardés dans les locaux. Au passage, je saluai quelques collègues. Enfin, je poussai la porte bringuebalante de mon laboratoire pour retrouver mon décor familier : une grande pièce éclairée par des fenêtres aux carreaux fendus, séparée en deux par une longue paillasse. La peinture vert pâle s’écaillait sur les murs. Le mobilier consistait en quatre chaises boiteuses, une petite table et une étagère où s’entassaient les notes, les revues et les instruments. Dans un coin, trônait un vieil infuseur à percussion que Ferdinand, notre laborantin, était en train de remplir pour la journée. Isidore, l’étudiant stagiaire, étouffait un bâillement, l’air d’une momie anémique, comme tous les matins. Alcide, mon assistant, le chercheur le plus flemmard de la Faculté, enfilait sa blouse, de retour après deux semaines de cure thermale. Prétextant une fatigue nerveuse chronique, il ne faisait que de rares apparitions au laboratoire, un peu à la manière d’un farfadet.
Après une tasse de thé et quelques commentaires sur nos soirées respectives, nous nous mîmes au travail. C’était le jour de la pleine lune et j’avais prévu de longue date une série de manipulations : tester l’effet de la fleur de lunareille sur les ondes du Pouvoir. Cette énergie qu’on appelle vulgairement magie, a comme chacun sait, un flux anarchique et indétectable pour le commun des mortels. Évanescent, imprévisible, insaisissable, il circule entre plusieurs univers sur un cycle de près d’un millénaire. Il avait disparu du nôtre pendant quatre siècles, jusqu’à ne plus être qu’une légende. Depuis une trentaine d’années, il réapparaissait progressivement. Cependant, les choses avaient changé depuis le temps des sorciers et des jeteurs de sort. On était à l’époque moderne ! L’ère de la raison, de la mécanique et du progrès. Foin des superstitions, des incantations et des talismans. On allait étudier la magie avec toute la rigueur scientifique de notre temps et en tirer quelque usage ! C’est ainsi que des laboratoires et de petites sociétés d’amateurs poussaient partout comme des champignons. Il y avait des places à prendre dans cette nouvelle discipline. Même pour une femme, fille d’émigrés sans aucune relation.
Le sujet me fascinait depuis l’enfance. Ma grand-mère affirmait que je comptais des mages parmi mes ancêtres, ces individus polymathes qui pratiquaient aussi bien la magie que l’astronomie ou la médecine, tout en composant des symphonies à leurs heures perdues. Elle ne manquait jamais d’en raconter les exploits, en chuchotant, le soir, derrière les portes closes. Aussi, m’étais-je lancée dans l’étude du Pouvoir avec enthousiasme. Je me flattais d’y avoir quelque succès. Je m’étais spécialisée dans la magie fondamentale, un domaine qui attirait beaucoup moins de publicité et de crédits que la magie appliquée. Faire léviter une plume à l’aide d’incantations était beaucoup plus spectaculaire que tenter de mesurer une onde capricieuse, d’amplitude et de fréquence incertaines. Cependant, je n’aurais changé de métier pour rien au monde. C’est ainsi qu’à trente trois ans, je me retrouvais au sommet de la pyramide universitaire.
Il y a quelque siècles, j’aurais été appelée une sorcière.
Une magicienne. Une jeteuse de sorts.
De nos jours, je suis professeur agrégé de sciences magiques.
En milieu de matinée, je parvins à aligner correctement le talisman émetteur de Pouvoir, un fragment d’os de dragon, et son récepteur, un large prisme scaphoïde. D’après les écrits épars de Firouzée de Drassa, ils devaient être sur une ligne de force allant de onze à dix-neuf degrés. J’entamais le calcul de la position de mes fleurs de lunareille, lorsque deux coups furent frappés à la porte, puis quelqu’un la poussa avec effort. Elle était gauchie et assez coriace. Je levai la tête, croyant à la visite d’un collègue qui venait emprunter un instrument. À la place, je vis un monsieur entre deux âges, les joues ornées d’immenses favoris poivre et sel. Son visage me parut vaguement familier. Il ôta civilement son chapeau melon et demanda :
— Bonjour, Mademoiselle. Je cherche le Professeur Agdal.
Je remontai mes lunettes sur le nez :
— C’est moi.
Un éclair de surprise passa dans son regard bleu, mais il ne fit pas de commentaire.
— Ravi de faire votre connaissance, heu… Professeur. Je suis l’inspecteur Pacôme. Je venais vous demander un petit renseignement.
Cette fois, je me souvins. J’avais vu sa photo dans le journal, un mois auparavant, lorsqu’il avait démantelé le célèbre Gang des Grenouilles. Cependant, j’étais en pleine expérimentation. De plus, comme tout individu ayant grandi dans l’état policier de Tourmayeur, j’éprouvais une aversion instinctive pour les représentants de l’autorité. Mais je me rappelai à temps mes bonnes manières. Je souris et lui indiquai la chaise la plus stable du laboratoire. Ensuite, je lui présentai mes assistants et demandai :
— Que puis-je pour vous ?
— Hum… J’aimerais savoir s’il est techniquement possible de faire apparaitre… hum… un démon dans un endroit donné.
— Un démon ?
— C’est ça.
La question me prenait de court.
— Comment dire… Les êtres que nos ancêtres appelaient démons sont des créatures habitant des univers parallèles au nôtre. Pour en faire apparaitre un, il faudrait le faire transiter par une communication quadridimensionnelle. Comme vous l’avez sans doute lu dans quelque conte, inspecteur, il y avait autrefois des sorciers capables de telles prouesses, mais nous n’avons qu’une très vague idée de la façon dont ils procédaient. La science de la magie n’en est qu’à ses débuts…
— Mmm… Et quelle serait cette vague idée, Professeur ?
Malgré son air urbain, il paraissait troublé. Un peu de thé ne lui ferait pas de mal. Je traversai le laboratoire pour appuyer sur le levier de l’infuseur. Il répondit par un tintement mélodieux, une étincelle jaillit et alluma le cercle de gaz sous la panse en cuivre.
— Voyons… D’après ce que nous savons, ils synchronisaient temporairement une grande quantité d’ondes du Pouvoir en une série de fréquences particulières, ce qui ouvrait une connexion, une faille interuniverselle, entre certains mondes et la nôtre.
Je vis son regard partir dans le vague. Clairement, mes explications étaient trop nébuleuses pour lui. La sonnerie de l’infuseur retentit alors et j’allai répartir le thé dans de grandes tasses dépareillées. Cela donna au policier quelques instants pour digérer ces informations :
— Croyez-vous que l’un de vos collègues aurait été capable de syno, syncho…
— Synchroniser. Il y a des recherches en cours, bien sûr. Le Professeur Dowell, dans le laboratoire à coté, s’intéresse aux harmoniques du Pouvoir, mais il est bien loin de la conception d’un instrument pareil. Du sucre ?
— Non, merci.
Je lui tendis sa boisson et le laissai en prendre quelques gorgées, l’air toujours préoccupé. Je me dis avec agacement que je n’allais pas retourner à mon expérience aussi vite que je l’espérais. Mais d’un autre coté, la curiosité, mon pire défaut, commença à pointer son nez. Il n’était pas rare de voir des policiers venir poser des questions techniques aux médecins ou aux chimistes, mais c’était bien la première fois que j’en voyais un questionner des sorciers. Y aurait-il eu un crime magique ? On n’avait jamais vu ça, à Grande courbe !
— Puis-je savoir quel est le problème, Inspecteur ?
— Je suppose que je peux aussi bien vous le dire, grommela-t-il. Sans doute, la nouvelle sera en première page des journaux ce soir. Un démon a été aperçu au Palais des Dames. Dans le salon d’essayage des corsets, très précisément.
Isidore ouvrit la bouche. Ferdinand posa sa chope. Même le flegmatique Aristide leva la tête de la série d’équations qu’il prétendait vérifier.
— Ce n’est pas possible !
— C’est un canular !
L’inspecteur lissa ses favoris.
— Peut-être…Hier, un peu avant la fermeture, une… créature est apparue dans le couloir entre les cabines d’essayage, avant de mordre une vendeuse et s’enfuir par la fenêtre.
— À quoi ressemblait-elle ?
— Eh bien, à un démon… noir, poilu, griffu, avec une queue, des cornes et de grandes dents…
J’avalais une gorgée de thé.
— C’est que, suivant leur espèce, ils peuvent ressembler à n’importe quoi. Si vous m’aviez dit qu’elle avait la forme d’un pot de chambre, je n’en aurais pas été autrement surprise… Une faille interuniverselle au Palais des Dames… C’est fascinant ! Cependant, ces phénomènes ne surviennent pas comme ça. Avez-vous contacté le Magistère ?
— Oui, mais ils ont refusé de répondre à la moindre de mes questions sans rogation expresse du Juge. Vous savez comment ils sont…
J’acquiesçais. En effet, je savais. Cette institution était l’incarnation moderne de l’antique Société des Mages. Tout individu pratiquant notre art, ou science, suivant les avis, devait être enregistré auprès d’eux. Ils adoraient le secret. Je crois qu’ils rêvaient réellement de revenir quelques siècles en arrière pour se promener en longues robes constellées d’étoiles. Bref, ils ne vivaient pas du tout avec leur temps.
— Tout de même, dis-je d’un ton rassurant, je pense qu’ils vont s’en occuper. C’est leur travail, après tout et…
À cet instant, je perçus un léger flux de Pouvoir aux accords familiers. La porte s’ouvrit avec fracas sous la poussée énergique d’une grande jeune femme rousse. Une forte odeur de tabac envahit la pièce. Ma gorge se mit à picoter. La nouvelle venue referma le battant avec autant de force et se tourna vers nous. Les yeux de l’inspecteur s’arrondirent de surprise. Derrière moi, Aristide étouffa un juron fort peu scientifique. Il y avait de quoi. J’en aurais fait de même si je n’étais en train de lutter contre une forte envie de tousser. Notre visiteuse possédait une silhouette qui attirait les regards masculins. De plus, elle était vêtue d’un pantalon d’homme étroit et d’une chemise échancrée sous une veste de tweed. Un béret était crânement incliné sur sa tête. Un cigare fumant était planté entre ses lèvres pulpeuses. À son cou, elle portait une large médaille en forme d’heptagone, l’ancien symbole des mages. Le Magistère l’avait récupéré comme son insigne officiel. Quand on parlait du loup…
Elle me fit un sourire carnassier sans lâcher son cigare et articula entre ses dents :
— Bonjour, Messieurs-Dame.
— Bonjour…
Je réprimai une vague de frustration. Je n’avais qu’une hâte, retourner à mon expérimentation, mais avec une représentante du Magistère, je n’étais pas près de le faire. La jeune femme se tourna vers le policier :
— Vous êtes l’Inspecteur Pacôme, sans doute ?
— Tout à fait, répondit celui-ci, les yeux rivés sur sa poitrine.
Je posai ma chope avant d’être tentée de la lui lancer à la tête :
— Que me vaut le plaisir de votre visite, Madame… Madame ?
Elle daigna enfin ôter son cigare de la bouche. Je remarquai ses mains, élégantes, gantées de cuir noir.
— Watts. Artémise Watts. Le Magistère m’a envoyée m’occuper de cette histoire d’apparition. Je suis une lictrice. Une démoniste.
Ce fut mon tour de la regarder avec des yeux ronds. Les licteurs étaient le bras armé du Magistère, chargés de faire appliquer le règlement, défaire les sorts dangereux ou ratés, détruire les talismans maléfiques. Mais une femme dans leurs rangs, c’était une première. Et démoniste, en plus ! Aux temps légendaires, ce poste échouait à des individus à la conscience tourmentée par de lourds crimes. Ils espéraient les racheter par ce travail dangereux. Inutile de dire qu’ils vivaient rarement assez longtemps pour laisser des informations exploitables. Cela expliquait pourquoi nos connaissances sur les démons demeuraient fragmentaires.
Elle soutint mon regard, comme si elle pouvait lire mes pensées au fur et à mesure qu’elles défilaient, puis demanda :
— Savez-vous où se trouve le Professeur Dowell ?
— Dans son laboratoire, sans doute, troisième porte à dr…
— J’en viens et il n’y est pas. Il est fermé à clef.
De plus en plus extraordinaire. Si tous ceux qui s’adonnaient à la magie étaient des excentriques depuis la nuit des temps, certains l’étaient plus que la moyenne. Simon Dowell en faisait partie. Il travaillait seul car il n’avait jamais pu supporter aucun collaborateur. Il consacrait tout son temps à ses recherches et passait même parfois la nuit dans son laboratoire. Il n’y avait guère que moi à parvenir à m’entendre avec lui et seulement sur de courtes périodes : il était encore plus misogyne qu’il n’était misanthrope. Malgré son caractère, il comptait quelques riches mécènes, dont il gardait jalousement l’identité. Aussi, il avait toujours de quoi s’acheter du matériel dernier cri qu’il me prêtait contre mon assistance. L’idée qu’il n’était pas dans son antre me parut si incroyable que ma première réaction fut de remonter le couloir jusqu’à sa porte pour m’en assurer moi-même.