La Chasseuse de livres 2: Hôtel Métropole
/image%2F0554885%2F20150206%2Fob_f14754_mosaic-by-michael-vrubel-on-metropol-h.jpg)
Pour le plaisir des yeux, l'hôtel du même nom à Moscou
Suite des aventures de Cassa, toujours coincée à Tourmayeur: elle doit attendre le train hebdomadaire pour rentrer chez elle. Pendant ce temps, la révolution gronde dans la cité...
"— Mais bien sûr, mon cher Quintus, Cassandra et toi pouvez rester ici, avec nous. D’ailleurs laisser cette enfant dans ce petit hôtel, sans chaperon, ce n’était pas convenable. Espérons que des rumeurs fâcheuses ne se répandent pas. Vous savez comme les gens sont médisants.
J’étouffai un soupir. Tante Phryné vivait dans un autre siècle. Mais j’allai devoir supporter sa présence et celle de son fiston pendant les prochains jours.
C’était Quintus, mon cousin, qui avait lourdement insisté pour nous faire déménager le plus vite possible loin du centre de Tourmayeur et des risques d’émeutes qu’il semblait voir à tous les coins de rue. Comme il avait été gravement blessé par des pilleurs de ruines deux jours auparavant, je ne voulais pas le contrarier. La cité s’était débarrassé de la dictature religieuse des Gardiens de la Voie quelques années auparavant et avait entamé une démocratie timide. Cependant, la corruption du gouvernement actuel et la pauvreté semblaient devoir ramener les Gardiens au pouvoir aux prochaines élections. Quant à moi, toute occupée à mes recherches dans les ruines antiques en bordure de la cité, je n’avais prêté que peu d’attention aux évènements. J’aurais peut-être dû.
C’est ainsi que Quintus avait contacté notre tante. Elle se trouvait justement en train de prendre les eaux à l’Hôtel Métropole, le grand palace près de la source thermale. Elle avait hérité de son mari d’un tiers des actions de l’établissement.
Elle se dirigea vers la réception d’un pas royal. En ce milieu de matinée, une foule élégante se pressait dans le hall. Sa décoration se voulait une imitation de l’antique Tourmayeur, mais évoquait plutôt un décor de théâtre un peu clinquant. Un lustre gigantesque en forme de dattier descendait du plafond où s’étalait une scène de bataille entre génies et démons. Les murs étaient couverts de miroirs, séparés par des statues de dieux antiques. Derrière la réception, dans un grand aquarium aux poissons multicolores, un sous-marin miniature explorait les ruines englouties d’Atlantis.
Le réceptionniste lâcha immédiatement la pile de courrier qu’il était en train de trier et se précipita vers Tante Phryné.
— Veuillez trouver des chambres pour ma nièce et mon neveu, je vous prie. Aux frais de la maison.
— Tout de suite, Madame.
L’hôtel était le plus récent et le plus moderne de la cité. Bâti sur cinq étages, certains dévots grognaient qu’il était plus haut que le Grand Temple de la Voie, lui-même ! Il avait ce qui se faisait de plus moderne en commodités et décorations : façade monumentale ornée de mosaïques, eau et gaz à tous les étages. Le hall d’entrée et les salles du rez de chaussée étaient même éclairées à l’électricité et une partie du service était assuré par des laquais mécaniques. Son ouverture avait été précédée d’une habile campagne de publicité. Plusieurs médecins à la mode avaient écrit des articles vantant les bienfaits de la source d’eau chaude. L’établissement avait attiré une riche clientèle, séduite par le climat doux et sec de la cité qui préservait momies, artéfacts et livres. Les autochtones, eux, étaient divisés. Certains étaient ravis de l’aubaine. D’autres, horrifiés par ceux qu’ils considéraient comme des barbares qui foulaient aux pieds les coutumes sacrées de la Voie. Même si les curistes se prélassaient dans l’eau chaude vêtus de chemises spéciales, chaperonnés par le personnel, je ne doutai pas que les tourmayens les imaginaient se livrant à des orgies à longueur de journée.
Je poussai le fauteuil roulant de Quintus dans sa chambre. Le laquai mécanique posa les valises et sortit. J’examinai la pièce avec curiosité. Comme la mienne, elle était décorée de couleurs neutres, dominées par le beige et le brun. Elles étaient loin d’être les plus luxueuses de l’hôtel, mais bénéficiaient de tout le confort moderne. Il y avait un tableau en bois avec une rangée de sonnettes, suivant que vous vouliez appeler le garçon d’étage, une femme de chambre ou vous faire servir du thé. Un monte-plat était placé dans le mur du fond. Le centre était occupé par un lit à baldaquin couleur crème, dont les draperies s’ornaient de franges blanches. Les murs étaient couverts de boiseries en forme d’acanthes. La haute fenêtre, donnait sur le parc. Au-delà, on voyait les toits de tuiles rouges de la cité et les ruines d’une tour de garde. Je notai une sorte d’excavation près des cuisines.
— Voilà votre vœu exaucé, Quintus. Vous êtes dans le palace le plus luxueux de la ville ! Comment vous sentez-vous ?
— Beaucoup plus en sécurité. J’espère que la police en a fini avec nous.
Je grimaçai.
— Cela me gène terriblement d’être redevable à Tante Phryné.
— Il faut parfois savoir ravaler sa fierté. De toute façon, ce n’est que pour une semaine. Nous prenons le train jeudi prochain.
— Je ne suis pas sûre que vous serez en état…
— C’est mon affaire. La vôtre est de ne plus vous attirer d’ennuis ! Restez à l’hôtel. Tante Phryné a raison, il faut penser un peu à votre réputation. Je suis sûr qu’il y a suffisamment de distractions pour vous occuper. Au pire, vous pouvez faire une ou deux promenades avec Philémon, mais surtout, ne sortez pas du quartier neuf ! Qui sait, vous pourriez rencontrer un de ces fanatiques…
Il fut interrompu par un valet, venu défaire les bagages.
Sortir avec le fiston de Tante Phryné ? Et puis quoi encore ? Mais je ravalai mon commentaire. J’aidai Quintus à s’installer dans son lit, car il était beaucoup plus faible qu’il ne voulait l’admettre. Ensuite, je décidai d’aller réserver les billets pour notre voyage de retour. J’aurais dû envoyer un chasseur de l’hôtel faire la commission, si je voulais suivre ses conseils, mais j’avais envie de voir la ville.
La gare n’était que trois rues plus loin. Comme l’hôtel, elle avait été construite dans le nouveau quartier moderne, sorti de terre depuis l’arrivée de la démocratie. À l’époque, dans l’euphorie de la liberté retrouvée, les tourmayens avaient vu les choses en grand. Je découvris des avenues larges, sillonnées de quelques rares autotracteuses, des rickshaw à vapeur, mais surtout des charrettes tirées par des ânes, des mules et même des chiens. De part et d’autre, se dressaient de grands immeubles inélégants en pierre grise. Sur leurs murs étaient placardées des affiches électorales aux couleurs criardes et même des publicités, invitant les habitants de Tourmayeur à acheter un chasse-mouche de table à balancier, une montre-briquet ou un appareil photo instantané. Les passants, des gens aisés, pour la plupart, portaient un mélange hétéroclite de vêtements modernes et de leur costume traditionnel : chemise écrue et jupe ou pantalon brodés de motifs géomètriques. Certains me dévisagèrent franchement. Bien que Tourmayeur se fût ouverte au monde depuis la démocratisation, une étrangère était toujours un objet de curiosité. Je ne pus m’empêcher de noter le grand nombre de policiers. Quintus n’avait peut-être pas entièrement tort, après tout…
La gare était une copie de celle de Grande Courbe, en plus massif. Un temple de pierre, d’acier et de verre. Sa façade s’ornait de quatre jeunes femmes qui symbolisaient les points cardinaux : le Nord, emmitouflée dans ses fourrures, le Sud, sinueuse dans une tunique d’écailles, l’Est, sanglée dans un pantalon de cuir et l’Ouest, alanguie dans une jupe flottante. Certains tourmayens les avaient lourdement critiquées pour être trop suggestives, mais ils n’avaient pas vues celles de Grande Courbe, beaucoup plus dévêtues.
Entre le Nord et l’Ouest, un phénix aux ailes déployées supportait une horloge, pour rappeler sans doute aux voyageurs distraits que leurs minutes s’envolaient. Alors que je m’approchais, elle sonna deux heures. Un chevalier mécanique et un dragon apparurent sous le quadrant. Ils se combattirent quelques minutes au son du carillon, avant de rentrer sagement dans leurs niches. L’ensemble avait dû coûter une fortune.
Malgré cette profusion, je découvris que la gare était presque vide. Le trafic tant attendu tardait à se matérialiser. À part les touristes et les archéologues, peu d’étrangers avaient des raisons de se rendre à Tourmayeur. C’était une cité pauvre, sans eau courante, sans égouts, où la plupart des gens ne savaient pas lire. Elle n’avait rien à vendre, pas de champs fertiles, pas de mines, pas d’usines, seules les ruines antiques et les sources pouvaient attirer les étrangers, mais les tourmayens ne souhaitaient pas particulièrement les accueillir.
Je traversai le hall désert à la recherche des guichets. Mes pas résonnaient aux échos sur les dalles de granit. Les murs étaient ornés de mosaïques de fleurs, de fruits et d’oiseaux, imitant celles des ruines. La lumière grisâtre qui filtrait à travers la verrière, achevait de donner à l’ensemble un air mélancolique. Un balayeur désœuvré roulait une cigarette assis dans un coin, contemplant le sol impeccable avec mélancolie. Alors que je lui demandai mon chemin, le son caractéristique d’un sifflet de train retentit dans le lointain. Quelques secondes plus tard, un faible grondement me parvint. Une douzaine de porteurs se matérialisa pour se ruer vers les quais. Lorsque j’y parvins moi-même, un énorme nuage de vapeur recouvrait les voies, précédant la plus grande locomotive que j’eus jamais vue. Elle s’arrêta dans un gémissement de métal.
Je l’examinai, effarée. Haute comme deux étages, c’était un monstre, une forteresse sur rails. Ses flancs sombres et rebondis brillaient comme un miroir. Trois cheminées en forme de tours crénelées s’élevaient à l’avant. Les roues devaient avoir près de deux mètres de haut. Une lampe ouvragée tenue par une nymphe de cuivre se balançait à l’avant. Le toît de la cabine était orné de chevaux ailés. Derrière, s’alignaient deux wagons gigantesques emplis de charbon, puis des voitures de passagers à peine plus petites, aux cuivres rutilants. Leurs vitres étaient fumées ne laissaient rien deviner de ce qui se passait à l’intérieur.
Des hommes sautèrent sur le quai et prirent position autour du train, me barrant le passage. Je ne reconnus pas leur uniforme vert. Chacun portait un revolver et un sabre au coté. Un groupe de riches tourmayens débarqua ensuite, leurs domestiques criant, gesticulant et houspillant les porteurs dès que ces derniers se furent approchés.
Je finis par aviser la rangée de guichets à l’autre extrémité des quais. Il n’y avait qu’un seul guichetier en train de lire le journal tout en fumant sa pipe.
Après avoir payé pour mes billets, je demandai :
— Dites, quel est ce train ?
— Mais c’est le Zéphyr Express, Mademoiselle !
Ce nom convenait tout à fait à un monstre pareil.
— Je ne suis pas d’ici, dis-je au cas où ce n’était pas évident. Alors je ne connais pas trop les lignes. Où va-t-il ?
— C’est un train privé… très spécial. Il va à Jarta à travers la Plaine.
— J’ignorais qu’il y avait une ligne qui la traversait. Avec les tribus nomades hostiles…
L’homme eut une grimace de dédain.
— La compagnie a passé un accord avec ces sauvages, ils ne l’attaquent pas et l’approvisionnent aux arrêts. De plus, il est blindé avec une milice privée pour le garder.
Il baissa la voix :
— Le billet coûte une fortune. Et personne ne vous demande vos papiers, à bord ! Croyez-moi, les gens qui le prennent ont de bonnes raisons de le faire. Des trafiquants, des criminels, des profiteurs…
Oui, qui d’autre ? Peut-être des gens riches et pressés, tout simplement ? La seule autre façon d’aller de Tourmayeur à Jarta était de remonter vers le Nord, à Grande Courbe et y prendre le dirigeable.
Je ramassai les billets et revins à l’hôtel."