Le Loup des Farkas
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J'ai le plaisir d'annoncer la sortie courant Juillet de mon nouveau roman chez l'Ivre-book, une romance steampunk, cette fois! Si, si, vous avez bien entendu, une romance avec tous les poncifs du genre (la carpe qui épouse le lapin, la rivale, les malentendus, un bal, des méchants à la pelle, une héroïne dans de belles robes en dentelle...), mais à ma sauce!
Alors, ça vous dit, une histoire d'amour entre une ingénieure américaine cow girl et forte en gueule et un prince d'Europe Centrale raffiné et collet monté?
Une fois de plus, je me suis amusée avec des thèmes classiques de la littérature populaire: la romance ruritanienne d'abord, vu que l'histoire se passe dans un petit pays d'Europe de l'Est. Un endroit connu entre autre pour ses légendes de vampires et de loup-garous! Mais j'ai préféré piocher dans le vrai folklore.
Résumé de l'éditeur:
Victoria, fille de millionnaire et inventrice de génie, contracte un mariage arrangé avec le prince héritier de Taliskia, obscur royaume des Carpates. Elle est loin de se douter que ce mariage va l'entraîner dans un nid d'intrigues, la révèlation d'une vielle légende et peut-être, la découverte de l'amour...
Et voici le premier chapitre en entier:
Victoria actionna chaque doigt de la main mécanique. Elle régla une fois de plus les minuscules rouages à sa base, avant de la ranger avec précaution dans sa boîte.
— La position du pouce n’est pas parfaite. Qu’en pensez-vous, Docteur Huston ?
— Même ainsi, c’est extraordinaire, Mademoiselle Valiant. Je pense que cette prothèse est prête à être essayée sur l’homme. Si un pauvre diable passe la porte de mon service amputé de sa main, je la lui proposerai.
Socks jappa sous l’établi. Les deux interlocuteurs se tournèrent vers la porte, pour voir entrer un homme bedonnant d’âge mur. Il arborait une large calvitie et une moustache conquérante. Le chien se précipita vers lui. Il se pencha pour le caresser.
— Bonjour, Docteur Huston. Victoria, qu'est-ce que tu fais là, ma chérie ?
— J’ai eu une idée pour la main mécanique, Papa. Ah ! Et aussi pour la taupe de fer, que penserais-tu si on rendait l’avant plus effilé et qu’on élargissait un peu l’arrière ?
L’homme agita impatiemment les mains :
— C'est une idée à creuser, mais ce n'est pas le moment ! Demain, c'est ton mariage !
— Justement, après, je n'aurais pas le temps ! Il y aura la réception, le voyage de noces... Je n'aurai plus d'atelier et je passerai mes journées à faire des politesses à des snobs...
Le médecin eut un sourire indulgent :
— Ma foi, je n’avais pas réalisé que c’était demain !
Il ramassa son chapeau et se dirigea vers la porte.
— Vous devez avoir fort à faire. Je vous laisse. Nos travaux attendront. Et toutes mes félicitations !
Une fois le battant refermé, Victor Valiant lança :
— Il n'y a pas que le travail, ma fille ! Ah, parfois je me dis que tu me ressembles trop. Pense donc : demain tu seras princesse ! Un jour, tu seras reine...
Victoria prit machinalement deux biscuits dans une grande boîte en fer blanc, en tendit un au chien et mordit dans l’autre :
— Ne rêvons pas. Reine d'un petit pays d’Europe Centrale arriéré et sans le sou.
— Reine, c'est ce qui compte! Tu parleras d'égale à égale à toutes les têtes couronnées du monde! La reine d’Angleterre, les rois du Danemark, d’Espagne…
— Oui, oui... marmonna la jeune fille, tentant de se replonger dans ses calculs.
— Les Farkas de Taliskia ! continuait-il. Une des plus vieilles familles d’Europe ! Ils font remonter leurs ancêtres aux bisontins !
— Byzantins, Papa. Et pas des plus nobles, d’après ce que j’ai lu.
— Ils ont commencé quelque part, comme tout le monde ! Regarde-nous ! Peut-être un jour, les Valiant seront-ils aussi une grande dynastie !
Victoria examina une dernière fois le pouce de la main mécanique au fond de sa boîte.
— Peut-être…
— Je suis tellement heureux ! J’ai tenu la promesse faite à ta mère. Un beau mariage. Le meilleur parti qui soit. Un prince, un vrai, beau et parfait gentilhomme. C’est un grand poids qui tombe de mes épaules.
— Tu as fait ce qu’il fallait, Papa.
Une ombre passa sur le visage de Victor Valiant.
— Comme je regrette qu’elle ne soit pas là. Ah, si j’avais eu de l’argent, elle serait encore avec nous...
— Ce n’était pas de ta faute, le coupa sa fille avec douceur. Elle avait la tuberculose. Tu as fait tout ce que tu pouvais.
Il y eut un silence. Finalement, l’industriel reprit :
— As-tu vu la pièce montée ?
— Non.
— C’est une splendeur. Je l’ai commandée au plus grand pâtissier de New York. Et en plus, la couturière t’attend. Viens, viens ! N’oublie pas que le roi Oscar et son fils arrivent ce soir. Nous ne pouvons nous permettre d’être en retard !
— Je ne pourrais pas profiter de ces dernières heures de calme ?
— Plus le temps. Il faut faire bonne impression sur ta future belle-famille et je ne veux pas avoir à te faire chercher à la dernière minute. Tu sais à quel point la vieille noblesse est à cheval sur le protocole et la ponctualité, n’est-ce pas ?
Oui, elle savait. Elle avait spécialement passé une année en Suisse, loin de son atelier et de ses plans, dans l’institut pour jeunes filles le plus huppé qui fut. Une année entière à étudier l’étiquette et l’art de la conversation avec d’authentiques héritières de la noblesse européenne. Elle avait failli mourir d’ennui. Elle se leva à regret et suivit son père, Socks sur les talons. En sortant dans la cour, elle fut éblouie par la lumière éclatante de ce début d’été. Beau temps pour un mariage…
Ils longèrent l’usine dans le fracas du métal heurtant le métal, des dizaines de marteaux frappant des pièces d’acier, chacun entraîné par son propre mécanisme. Ils contournèrent la gigantesque chaudière qui alimentait l’ensemble du bâtiment, approvisionnée en permanence par une noria de camions chargés de charbon. Les ouvriers qu’ils croisèrent les saluèrent avec un respect qui n’était pas feint. Elle connaissait nombre d’entre eux depuis plusieurs années. Derrière la chaudière, le chauffeur les attendait près du luxueux Thundersteed. Le monogramme des industries Valiant, un motif d’acanthes et de rouages, s’inscrivait sur les portières. Tandis qu’ils prenaient place sur les sièges en cuir, son père continuait à bavarder avec animation. On aurait dit un petit garçon dans une fête foraine.
— Tu sais que même cette fripouille de Walters a envoyé des fleurs ? Douze corbeilles splendides d’orchidées et de roses !
— Il soigne sa réputation. On ne pourra pas dire que ton pire concurrent n’est pas un gentleman !
— Il paraît qu’il a failli avoir une apoplexie quand il a appris que je lui ai soufflé la concession de topyrite !
Il leur fallut un quart d’heure de trajet pour arriver à leur hôtel particulier, sur les berges de l’Hudson. De là, on jouissait d’une vue superbe sur New-York, mais sans être incommodé par le bruit, les odeurs ni les émeutes éventuelles. Sur l’ordre de Victor, le chauffeur se gara dans l’arrière-cour, entre deux camions de livraison qui déchargeaient l’un des fruits, l’autre des pièces de charcuterie. Plein d’enthousiasme, l’industriel entraîna sa fille vers le bâtiment principal.
Dans les cuisines, une armée de chefs et de marmitons s’activait déjà. L’intendant discutait avec le fournisseur de caviar. Des livreurs transportaient avec précaution des caisses de champagne.
Sur une grande table, trônait la fameuse pièce montée. Elle avait la forme d’une montagne, avec des moutons, un lac où voguaient des cygnes, un château et une ville à ses pieds. Il y avait même une cascade d’eau-de vie sur l’un des versants, activée par un mécanisme dissimulé dans les rochers en nougat. L’ensemble était censé représenter Piasta, la capitale de Taliskia et son château royal. Malgré sa contrariété, la jeune fille ne put s’empêcher d’admirer l’ensemble. C’était un chef d’œuvre de pâtisserie. Il était presque dommage de le manger. Elle piocha machinalement une poignée d’amandes au sucre sur une assiette.
— Ah, je te tiens enfin ! résonna une voix féminine derrière elle. Viens essayer ta robe, ça fait une demi-heure que la couturière t’attend !
Victoria se tourna vers une belle femme brune et svelte, qui semblait un peu plus jeune que Victor. Il existait entre les deux un air de famille indéniable.
— Mais je l’ai essayée il y a une semaine, Tante Zoé !
— On fait toujours au moins trois essayages ! Il faut que tout soit parfait demain.
Avec un soupir, Victoria suivit sa tante, Socks toujours sur ses talons. La demeure, si calme d’habitude, bourdonnait comme une ruche. Elle se serait volontiers réfugiée à nouveau dans l’atelier. Les femmes de chambre accrochaient des kilomètres de rubans blancs et de guirlandes aux couleurs de Taliskia sur les murs. Au-dessus des portes, on suspendait des blasons aux armes du pays, une tête de loup surmontant une épée. Par les portes-fenêtres, Victoria aperçut les ouvriers en train d’ériger la tente pour la réception sur la pelouse. Elle traversa le grand salon au milieu des jardiniers qui transformaient la salle en une serre d’orchidées blanches. La cérémonie du mariage allait s’y dérouler. Dans le vestibule, les domestiques accrochaient un lustre somptueux dont les pendeloques de cristal reflétaient les rayons du soleil en des centaines d’arcs-en ciel.
Les deux femmes finirent par atteindre l’escalier, un large monument de marbre qui s’élançait à l’assaut des étages, sous une coupole de verre. Chaque palier était ponctué de vases et de statues. Arrivée au premier, elle se retourna pour jeter un regard circulaire en contrebas.
Tout dans la propriété était neuf. Elle n’avait été bâtie que dix ans auparavant, lorsque Victor Valiant avait fait fortune avec ses inventions. Aux murs pendaient les tableaux non pas des vieux maîtres, mais des derniers peintres à la mode. Au fond du vestibule, face à l’entrée, trônait un piano à queue mécanique, qui rappelait aux visiteurs qu’ils se trouvaient dans la demeure d’un inventeur. Tout, jusqu’au moindre détail témoignait de la réussite éclatante du maître des lieux, un orphelin sorti du ruisseau, un autodidacte devenu millionnaire grâce à ses inventions. Des dizaines de milliers d’autotracteuses Valiant roulaient sur les routes du pays. Autant de courriers volants sillonnaient son ciel. De l’autotracteuse au vélocipède, de la machine à coudre au moulin à café, tous les foyers, du plus riche au plus humble, possédaient un objet Valiant. Oui, il pouvait crier haut et fort sa réussite.
Victoria redoutait que cette splendeur toute neuve et, il fallait le reconnaître, tape à l’œil ne signifie qu’une chose pour sa future belle-famille : « nouveau riche ». Mais au fond, cela avait-il de l’importance ? Elle était fière de son père. Il avait gagné son propre argent à la force du poignet, il n’était pas né dans la soie et le velours au fond d’un château, lui ! Ni même elle. Elle se souvenait fort bien des rues crasseuses, de la faim, de la nourriture pourrie, et des bagarres entre adultes avinés qui avaient ponctué son enfance. Non, elle n’avait jamais éprouvé aucune honte de ses origines.
Elle réalisa alors que sa tante l’attendait impatiemment sur le palier d’au-dessus. Elle lui fit un sourire d’excuse et la suivit docilement jusqu’à sa chambre.
Madame Delaunay était là en personne, à siroter le thé avec ses deux assistantes. On ne faisait pas attendre la plus grande couturière de la ville.
— Je m’excuse, Madame, dit Victoria de son ton le plus pitoyable. J’ai tant de choses à faire que je ne sais plus où donner de la tête !
La couturière fit un signe impatient à ses aides qui se précipitèrent sur la jeune fille. Elle se retrouva bientôt dans une superbe robe de mousseline blanche, serrée à en étouffer.
— Il me semble que vous avez un peu… forci en une semaine, dit Madame Delaunay d’un air entendu. Beaucoup de fiancées prennent du poids juste avant le mariage, les soucis je suppose… Mais nos robes sont prévues en conséquence. Un ou deux points à défaire à la taille…
Cinq minutes plus tard, Victoria se retrouvait plantée devant un immense miroir, plusieurs mètres de tissu drapés autour du corps. L’effet était censé dissimuler son embonpoint. Derrière, une traîne de plusieurs mètres s’étendait sur le tapis.
— Et voilà. Comment vous trouvez-vous ?
Elle examina son reflet. La glace lui renvoyait l’image d’une jeune fille blonde, plus que bien en chair, au double menton bien marqué et dont les yeux verts affichaient une expression sérieuse. Le reste était noyé sous un amoncellement de tulle, de dentelles, de fleurs, de perles et de rubans. Elle aurait volontiers répondu qu’elle ressemblait à une pièce montée, mais garda son commentaire pour elle.
— C’est… Ravissant. Vous êtes une artiste, Madame Delaunay.
La couturière prit un air entendu :
— Ma chère, je vois que vous êtes épuisée ! On dit que c’est le plus beau jour de la vie d’une jeune fille, mais en réalité, c’est un moment si éprouvant, que l’on est vraiment heureuse quand c’est fini ! Il y a tant de choses à organiser…
C’est pour cela que Papa paye deux secrétaires, deux majordomes et quatre gouvernantes, pensa-t-elle. Tout haut, elle répondit :
— Vous avez entièrement raison. Mais votre robe est une splendeur. Je n’ose bouger pour ne pas défaire les arrangements !
— N’ayez pas peur ! Je prévois toujours des vêtements de mariée solides. Même si par malheur, elle devait se prendre dans un meuble, elle ne se déchirerait pas.
Socks aboya, lui faisant tourner la tête.
— Victoria, tu es superbe ! s’exclama Victor, sur le seuil. Ça me rappelle mon propre mariage. Tu ressembles tellement à ta mère. Ah, j’aurais tant aimé qu’elle puisse te voir.
La jeune fille perçut une nuance de contrariété dans sa voix qui n’avait rien à voir avec le souvenir sa mère.
— Quelque chose ne va pas, Papa ?
— Malheureusement oui, ma chérie. Je viens de recevoir un télégramme. Le navire de notre future belle-famille a été retardé par une grosse mer. Il n’accostera pas avant tard cette nuit. Mais ils pensent être là juste à temps pour le mariage.
La réaction de Victoria oscilla entre le soulagement, elle avait encore une journée de répit et une certaine frustration : malgré tout, elle était curieuse de faire la connaissance de son futur époux.
— Cela fait déjà trois jours qu’ils devraient être là.
Quelle idée d’avoir refusé de prendre un dirigeable ! ajouta-t-elle mentalement. Décidément, ces Farkas étaient rétrogrades au possible.
— je suis sure que ça va s’arranger, glissa Madame Delaunay avec tact. Demain, je vous enverrai mon assistante pour être sûre que la robe sera drapée sans anicroche.
Prétextant qu’elle n’avait plus rien d’utile à faire dans la maison, Victoria s’empressa de retourner à l’atelier. Le soleil se couchait derrière la verrière. Socks s’installa à sa place habituelle et s’endormit. Elle tenta d’abord d’étudier ses notes, mais réalisa vite qu’elle était trop nerveuse pour travailler. Malgré l’assurance de son père, elle ne pouvait s’empêcher d’éprouver une certaine appréhension. En bon ingénieur, elle repassa à nouveau en revue les données du problème, tout en croquant les biscuits qui restaient dans la boîte. En souvenir de ses années de misère, elle gardait toujours quelque chose à manger sous la main.
À son âge, il était largement temps de convoler, fonder une famille, faire ce que les femmes faisaient depuis la nuit des temps. Presque toutes les femmes de son âge étaient déjà mariées. La plupart avaient contracté une union arrangée. Le mariage était une affaire pratique, à régler comme la mécanique d’un moteur. Son père ne s’était jamais trompé, se répéta-t-elle pour se rassurer. Nombre de millionnaires américains s’achetaient un beau-fils titré dans la vieille Europe. Le prince de Taliskia était un excellent parti. D’un point de vue commercial, c’était un arrangement parfait. Pour quatre millions de dollars, non seulement elle avait le privilège d’épouser un futur roi, mais son père obtenait une concession exclusive sur le gisement de topyrite au Nord du pays. Ce métal rarissime, avait un grand potentiel. De quoi assurer la suprématie de Valiant Industries et enrichir ce petit royaume qui semblait vivre encore au Moyen-âge.
Elle enfourna un nouveau biscuit dans sa bouche. En Suisse, ses aristocratiques camarades chuchotaient qu’elle mangeait trop. Bien sûr, elles n’avaient aucune idée de ce que c’était que de n’avoir rien à manger du tout. Mais avec sa fortune, elle n’avait pas besoin de soigner son physique et faire la mijaurée dans les réunions mondaines pour attirer un mari.
Victoria n’avait nullement l’intention de vivre dans son futur royaume, un petit pays perdu au fin fond des Carpates. Dès la fin du voyage de noces, elle allait retourner à ses recherches au Massachussetts Institute of Technology. Elle ne reverrait son époux qu’une ou deux fois par an. Contrairement à ses amies, elle garderait sa liberté et réduirait au minimum nécessaire ce qu’on appelait pudiquement le devoir conjugal. Et si elle tombait enceinte, ce ne serait pas un mal. Elle aimait les enfants. Leur force, leur franchise et leur curiosité lui plaisaient bien plus que l’hypocrisie et l’affectation des adultes. Les siens n’auraient pas besoin de travailler dès leur plus jeune âge. Ils iraient dans les meilleures écoles. Elle leur enseignerait tout ce qu’elle savait de l’existence. Elle avait les moyens de leur offrir tout ça. Tout ce qu’elle n’avait pas eu dans sa propre enfance.
Son fiancé était très bel homme d’après ses photos. Son prénom, István, était difficile à prononcer, mais elle n’avait aucune chance de le rebaptiser Steve. La rumeur disait qu’il s’entendait mal avec son géniteur, le roi Oscar, conservateur et autoritaire. Il avait étudié en Angleterre, avant de passer quelques années à mener la grande vie à Paris parmi une bande de jeunes gens aussi riches qu’extravagants. On le disait sportif, amateur de chasse, d’équitation, de littérature et de théâtre, ou plutôt d’actrices. Tout l’inverse d’une fille du peuple gironde qui n’aimait rien tant que passer ses journées à bricoler et tracer des plans. Ils n’avaient rien à se dire, Victoria ne se faisait aucune illusion dessus. Les fiers Farkas ne s’étaient résolus à une telle mésalliance que pour éviter l’infamie de la banqueroute qui menaçait leur pays. Ils n’avaient même pas pris la peine de lui envoyer une bague de fiançailles, même si leur trésor royal contenait une belle collection de bijoux.
Mais rien n’était parfait, se raisonna-t-elle en portant le dernier biscuit à sa bouche. Elle n’aurait pas de meilleur choix. Au fond, le mariage ne la gênait pas beaucoup. Ce qui la gênait, c’était de perdre sa liberté. Mais grâce à son argent, ce ne serait jamais le cas. Son père avait pris des dispositions pour qu’elle seule puisse gérer sa fortune personnelle et plus tard, son héritage. Ainsi, elle vivrait comme elle l’entendait. Et elle comptait bien continuer ses recherches et travailler à ses cotés. Sa tête grouillait de projets de plus en plus ambitieux. En ce moment, la main humaine, la fascinait. Et il faudrait que la nouvelle voiture-foreuse, la taupe de fer fut prête rapidement pour l’essayer sur le gisement.
Oui, ce mariage ne présentait que des avantages. L’argent arrangeait tout.
Elle souleva l’échantillon du topyrite, dans sa boîte, le soupesant à nouveau. Plus résistant que l’acier. Plus léger. Inoxydable. Un explorateur avait rapporté deux pépites de l’Himalaya vingt ans auparavant, mais le gisement était dans un endroit trop hostile pour être exploité. Aucune autre source n’avait été trouvée, jusqu’à ce que son père découvre cet échantillon lors de la vente aux enchères d’une collection d’objets hétéroclites. Le vendeur, un vieux géologue amateur, l’avait trouvé sur les pentes d’Uska Gora, La Montagne Étroite, au Nord de Taliskia. Le gisement semblait facile d’accès. Le potentiel était énorme : des cloches de plongée au fond des mers. Et pourquoi pas des fusées dans l’espace ? La science, il n’y avait que ça de vrai. Elle méritait des sacrifices.
Au rythme lent d’une musique solennelle, Victoria s’avançait au bras de son nouvel époux. Sas escarpins lui faisaient mal. Sa robe était trop serrée. Elle n’aurait jamais dû laisser l’assistante de Madame Delaunay l’ajuster à son idée. Le bord de son décolleté la grattait. Le somptueux diadème de diamants lui écrasait le crâne et ses cheveux impitoyablement tirés en arrière lui donnaient la migraine. Dès que les formalités seraient finies, elle allait s’éclipser et réajuster ses atours de façon à supporter le reste de la réception. Derrière le voile, tout était flou. Elle voyait la haie des invités en un kaléidoscope de soieries, de bijoux et de fleurs. Toute la haute société de New York et d’ailleurs était là. Tout le gratin des affaires et des arts. Les alliés et les concurrents. Même ceux qui disaient tout bas que Valiant n’était qu’un parvenu étaient accourus faire des ronds de jambe. Même Walters avait envoyé une corbeille, se rappela-t-elle.
Elle était d’autant plus énervée qu’elle n’avait toujours pas eu l’occasion de détailler de près son nouveau mari. Son navire n’avait accosté qu’en fin de nuit et il était arrivé avec son géniteur et sa suite avec plus d’une heure de retard. Les invités commençaient à donner des signes d’impatience. Autant pour la politesse des rois. Victoria avait ajusté sa pièce montée à la hâte et la cérémonie avait commencé immédiatement. Aussi, n’avait-elle découvert cet homme qu’en s’approchant de l’autel, au bras de son père. Elle avait juste eu le temps de noter qu’il ressemblait bien à ses photographies : grand, longiligne et très élégant dans son uniforme d’apparat. Ses cheveux aile de corbeau contrastaient avec le rouge de sa tenue et ses yeux gris-bleu, légèrement étirés, ne trahissaient aucune émotion. Tout au long de la cérémonie, il avait arboré une expression altière et solennelle, comme il sied à un prince. Il avait prononcé les paroles rituelles d’une voix grave, impersonnelle. Lorsqu’elle avait soulevé son voile pour un instant, lors du baiser traditionnel, son visage n’avait rien exprimé. On aurait dit un masque… Et ses lèvres étaient aussi froides que celles d’une statue.
Ça ne commençait pas très bien, se dit Victoria. Mais au bout de l’allée, son père lui faisait un immense sourire. Dehors, elle entendait le rire de sa tante. Elle y arriverait, se dit-elle. Elle y arrivait toujours. À ce moment, quelque chose attrapa brutalement sa cheville, sous sa jupe. Elle lâcha son bouquet et s’étala de tout son long. Un silence de mort s’abattit sur l’assemblée. Elle étouffa un juron et tenta de se relever le plus dignement possible. Son nouvel époux finit par lui tendre la main avec raideur et elle se remit péniblement debout, essayant de comprendre d’où venait le problème. Un des pans rigides sensés soutenir les drapés de la robe semblait s’être décroché et avoir entraîné des plis de tulle qui s’étaient emmêlés entre ses jambes. Il fallait une réparation d’urgence. Elle se retourna péniblement à la recherche de ses demoiselles d’honneur. Elles étaient supposées l’aider, pas rester pétrifiées de surprise ! Le mouvement de sa tête tira sur le voile épinglé à ses cheveux et elle sentit la tiare glisser légèrement en arrière. Toute la pièce montée menaçait de s’écrouler. Que recommandaient les manuels d’étiquette dans ces situations ? À cet instant, le prince se pencha à son oreille pour murmurer avec une irritation mal dissimulée :
— Que diantre vous arrive-t-il ?
Ah, il avait quand même des émotions ! Il aurait pu ajouter « Très chère » comme c’était d’usage, pensa Victoria. Elle répondit d’un ton neutre :
— Excusez-moi, ma robe est en train de se défaire.
— Quoi ? Mais comment est-ce possible ? Vous ne pouviez pas l’arranger correctement ?
— Si vous n’étiez pas arrivé en retard, je n’aurais pas eu à l’ajuster à la dernière minute, siffla-t-elle entre ses dents.
— Et bien faites…
Un bruit de tonnerre couvrit la fin de sa phrase. Le lustre s’écrasa sur le sol devant eux, suivi par un pan du plafond. Avant qu’elle ait eu le temps de réaliser ce qui se passait, quelque chose s’abattit sur elle et elle bascula en avant. Une douleur foudroyante explosa dans son crâne. Ce fut le néant.
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À Juillet!