L'Œuf-tonnerre, sortie en Décembre
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Comme je l'ai déjà écrit, je voulais faire un récit d'urban fantasy un peu différent de la sempiternelle histoire de la femme forte qui mène une enquête dans une ville américaine des années 80 où les portables et les ordinateurs ne sont pas encore omniprésents. Yasmine n'est pas du tout une "femme forte" de fantasy. En fait, elle est plutôt trouillarde. Le seul mot "vampire" suffit à lui donner des palpitations (et pour cause...). Elle n'a aucun pouvoir magique. Elle ne connaît aucune technique de combat et avec une arme à feu, raterait un éléphant dans un couloir. Elle n'est ni flic, ni agent spécial. Elle a fait une "banale" thèse d'histoire. Contrairement à ce que pourraient vous faire croire Indiana Jones ou Lara Croft, archéologue n'est pas réputé comme un métier dangereux!
Cependant, elle est capable de camper seule en pleine jungle, sans douche, ni toilettes à des kilomètres à la ronde (là, les héroïnes d'urban fan américaine s'enfuient carrément), naviguer les bas fonds de l'internet ou trouver des artefacts perdus depuis des siècles. Son terrain de jeux, ce n'est pas l'espace clos et protecteur d'une seule ville, mais le monde entier. Elle ne passe pas des heures à se trouver moche, ni à s'apitoyer sur son sort (elle n'a vraiment pas le temps). Et comme toute femme moderne qui gagne sa croûte, il ne lui viendrait pas à l'esprit de demander à un homme de régler ses problèmes.
Je me suis longuement demandée si les lecteurs allaient me suivre dans ses aventures. Quoi? Mettre de l'Histoire, de la vraie dans un récit de fantasy? Mais la fantasy, c'est pour les gens incultes qui savent à peine lire, ma bonne dame!
Non?
Bon, on va voir. J'ai rajouté une petite note explicative à la fin, au cas où. Pourquoi mettre des morceaux d'Histoire dans un roman de fantasy? Parce que dans la vraie vie, la réalité a souvent largement dépassé la fiction. Alors non seulement on peut voyager de Shanghai à Pondichéry en passant par Los Angeles, la Route de la Soie et l'Europe, mais on voyage dans le temps depuis l'Antiquité à la Mondialisation, en passant par le Moyen-âge et la Guerre Froide.
Accrochez-vous, c'est parti!
Chapitre 1
J’enlevai avec précaution les multiples couches de papier de soie dont j’avais enveloppé l’objet. Il apparut alors dans toute sa splendeur : un œuf de jade sombre aux flancs veinés, le sommet incrusté de pierres précieuses. Il avait la taille d’un œuf d’autruche et reposait sur un piédestal en forme de lotus. Il était déjà une antiquité lorsque Qin Shi Huang, le premier empereur de Chine, décida de l'emmener avec lui dans son tombeau, à l’époque des guerres entre Rome et Carthage, en Europe. J’avais passé la soirée de la veille à nettoyer la poussière séculaire qui recouvrait cette superbe pièce.
— Le voilà, Monsieur Wang. Bien entendu, j’y ai joint les photos, les vidéos et le plan de la zone d’excavation. J’ai même pris le temps de faire établir un certificat par un expert indépendant, dis-je en anglais.
L’homme sembla presque sur le point d’éclater en sanglots. La vue d’une telle beauté a cet effet sur certains mordus d’art antique. Mais il se reprit tout de suite et pianota rapidement sur le clavier de son ordinateur.
— Madame Lung va être ravie, Mademoiselle. Et bien sûr, votre argent vient d’être viré.
Je tirai mon smartphone de mon sac et me permis de vérifier. On n’était jamais trop prudent… Les chiffres que je vis s’afficher sur son écran me rassurèrent totalement. Nous échangeâmes encore quelques politesses avant que je ne prenne congé.
— Encore toutes mes amitiés à Madame Lung !
Je passai la porte du bureau vitré pour me retrouver dans le couloir. Je dédaignai l’ascenseur, comme d’habitude et me retrouvai bientôt dans la rue, trois étages plus bas, dans le vacarme habituel de millions de voitures roulant au pas dans Shanghai à l’heure de pointe. Les trottoirs, bien que larges étaient bondés. J’avais pourtant l’habitude de travailler dans les souterrains, mais dans cette mégapole, au milieu de la foule compacte de mes semblables, je manquais d’espace. Je levai machinalement les yeux vers le ciel pour y trouver un peu d’air. Ce qu’on en voyait était encadré par une double rangée de bâtiments. Même s’ils n’étaient pas des gratte-ciels, chacun n’en faisait pas moins de quinze étages. Les rayons roses du soleil couchant se reflétaient sur leurs fenêtres. Heureusement, j’allais bientôt quitter cette ville. Je me faufilai tant bien que mal jusqu’au métro. L’endroit, avec ses immenses plateformes, son design sobre, ses surfaces polies et son plafond haut, était sans comparaison avec le métro parisien, mais le nombre de passagers également. Aussi je me retrouvai écrasée comme une sardine, exactement comme dans tous les métros du monde à cette heure.
Malgré cela, je me sentais légère. Huit cent mille dollars, mon plus gros contrat. Le problème, c’est qu’avec ces types qui me surveillaient toujours, je ne pouvais pas vraiment faire de dépense spectaculaire. Ils n’avaient pas encore trouvé ma trace parmi le milliard et quelque de chinois, mais mon visa allait expirer dans deux jours et j’aillais devoir quitter l’ex-Empire du Milieu. Cependant, l’Asie semblait me réussir. Alors j’allais y rester encore un peu et me permettre une petite folie discrète. Peut-être une virée shopping à Singapour, pour une nouvelle garde-robe ? Ou trois semaines de vacances sur une plage balinaise ? Après deux mois seule, à creuser, étayer et ramper dans la boue et la poussière cela me ferait le plus grand bien. Plus tard, à tête reposée, je pourrais réfléchir sérieusement à mon problème. Quelqu’un m’écrasa les orteils de son talon aiguille, me tirant de ma rêverie. Je jetai un coup d’œil à l’affichage. Après tout ce temps, je commençais à reconnaître certains caractères chinois. Encore deux stations. Je profitai des quelques centimètres d’espace qui venaient de se libérer autour de moi pour glisser ma main dans mon sac fourre-tout, éteindre mon téléphone et sortir sa batterie à tâtons. On ne risquait plus de suivre son signal, une fois que je serais dans la rue. Pour ma dernière nuit à Shanghai, j’allais aussi changer d’hôtel. On n’était jamais trop prudent. J’avais libéré ma chambre le matin même et laissé mes bagages dans la réserve. J’avais l’habitude de voyager léger, de toute façon.
La nuit était tombée lorsque j’émergeai du métro. Mais les trottoirs restaient inondés de lumières, aussi bien des lampadaires que des innombrables vitrines de magasins. Je sortis de ma poche mon nouveau smartphone et le réglai tout en me dirigeant vers mon hôtel. Je me réservai ensuite un vol pour Bali. Tant pis pour la virée shopping, j’étais vraiment trop crevée. Je ne serais pas au top pour ma partie de NightQuest ce soir, mais je n’allais la rater pour rien au monde. C’était ma seule vie sociale depuis des mois. Sans elles, je serais sans doute devenue dingue. Je n’avais osé contacter aucune de mes connaissances, de peur de leur attirer des ennuis. Mes partenaires de jeu, oiseaux de nuit anonymes aux quatre coins du monde, étaient devenus mes seuls amis.
Je passai la porte de l’hôtel, un de ces établissements milieu de gamme d’une chaîne qui accueillaient les nombreux étrangers de passage et je tournai immédiatement à gauche, vers les toilettes. Il y avait peu de femmes à l’intérieur, aussi je n’eus pas à faire la queue. Une fois dans la cabine, je me débarrassai de ma perruque, mes lunettes rondes, ma chemise, ma jupe et mes escarpins, pour enfiler un jeans, un T-shirt et des baskets. Ensuite je sortis et me plantai devant le grand miroir en pied au fond de la pièce, près du vasistas. J’avais perdu un peu de poids, mais pas aux bons endroits. Deux mois de régime nouilles instantanées, travaux de terrassement et escalade avaient joliment sculpté mes épaules et mes biceps, me donnant presque l’air athlétique, mais n’avait rien fait à mes fesses, toujours aussi rebondies, ni à ma culotte de cheval. C’était trop injuste. J’entrepris de peigner et attacher ma tignasse noire. J’avais bien besoin d’une coupe, me retailler la frange… Peut-être une petite teinture ? Non. Bien que je regrettais parfois de ne pas être une grande blonde sculpturale, mon physique s’était avéré un grand avantage aux quatre coins de la planète. Certes, je n’avais aucune chance d’être prise pour une chinoise, mais ma peau halée, mes yeux et mes cheveux noirs m’avaient déjà permise de me faire passer pour une égyptienne en Egypte, une Mexicaine au Mexique, Une espagnole en Espagne… C’est important de ne pas se faire remarquer dans mon métier.
Je m’approchai de la porte de sortie et dus m’effacer pour laisser passer une américaine aux dimensions respectables. Derrière elle, mon regard tomba sur la silhouette d’un blond de taille moyenne qui se dirigeait vers la réception. Je me figeai sur place. Une bouffée de terreur me monta à la tête. Une autre femme passa devant moi et mon cerveau s’emballa. Je reculai, le cœur battant la chamade, comme un lapin pris au piège. Vasile ! Cela signifiait que ses compères n’étaient pas loin. Comment ? Comment avaient-ils fini par retrouver ma trace ? Je jetai un regard éperdu autour de moi. Sortir par la porte principale pendant que Vasile lui tournait le dos ? Ses copains risquaient d’être dehors et m’accueillir à bras ouverts. Remettre ma jupe, ma perruque et mes lunettes ? Ils étaient capables de me reconnaître sous n’importe quel déguisement. À ce moment, l’américaine se dirigea vers le sèche-mains, sous le vasistas. Le vasistas ! J’évaluai sa taille. L’ouverture devait être juste assez large pour me laisser passer en diagonale et en forçant. La femme sortit, me laissant seule dans les toilettes. C’était le moment ou jamais. J’enclenchai le sèche-mains, pour couvrir le bruit, saisis le cadre et défis le crochet qui le retenait. Je balançai mon sac à travers l’ouverture et m’y glissai péniblement, alignant mes épaules avec la diagonale de l’ouverture. Mes fesses passèrent tout juste. Mon régime nouilles et exercice avait servi à quelque chose, finalement ! J’atterris la tête la première sur des poubelles, fermées heureusement. J’étais dans une arrière-cour où l’on semblait stocker les détritus et les vélos du personnel. Elle était entourée de murs de près de deux mètres de haut. J’empoignai l’une des poubelles et la portai au pied du mur le plus éloigné, en priant que le vigile en charge des caméras de surveillance soit en train de regarder ailleurs. Je grimpai dessus et me risquai à un rapide coup d’oeil par-dessus le mur. La rue n’était pas vraiment déserte, mais au moins, je ne voyais aucune silhouette suspecte. Je passai de l’autre coté en m’efforçant de ne pas croiser les regards surpris des passants et me hâtai vers le métro, le cœur battant à tout rompre. Une fois passés les portillons, je pris une direction au hasard et entrai dans la rame, examinant les autres voyageurs à la dérobée. Tous avaient l’air de chinois pressés de rentrer chez eux après une dure journée de labeur. Satisfaite de mon examen, je m’écroulai sur une banquette libre et pris quelques profondes inspirations.
Bloquant ma peur panique, je me forçai à réfléchir logiquement. Il me fallait quitter Shanghai au plus vite. Il était huit heures du soir. Tant pis pour le vol que j’avais réservé pour Bali. J’allais me rendre à l’aéroport et prendre le premier avion libre en partance pour un pays compatible avec mon passeport. Et pas vers l’Europe de l’Est, bien sûr.
Je faisais ce boulot depuis quatre ans. Les trois premières, c’était la lune de miel. Tout ce dont j’avais à me soucier était les douanes, quelques concurrents et de rares flics. Peu de pays se préoccupent réellement de la sécurité de leur patrimoine. Encore moins ont inventorié ce qui dort dans leur sous-sol en attente d’être excavé. Et en cas de difficulté, il suffit souvent de graisser quelques pattes. De toute façon, j’organisais toujours tout au cordeau et je n’avais jamais de problèmes. Contrairement à ce que voudrait vous faire croire un certain personnage de jeux vidéo, trafiquant d’antiquités, c’est un job bien moins risqué et bien plus lucratif que voleur. C’est ainsi que je m’étais achetée la maison de mes rêves près d’Antibes, cantinais dans les meilleurs restaus et m’habillais chez les grands couturiers.
Seulement, sept mois auparavant, je m’étais foutue ces gars à dos. Depuis, je vivais la peur au ventre, changeant d’adresse comme de pantalon, d’ordinateur comme de chemise et de portable comme de petite culotte. De plus, je savais qu’ils allaient finir par me trouver. Ils avaient le bras long. Et du temps. Ils avaient tout le temps qu’ils voulaient. Ce n’était qu’une question de temps…
Une heure plus tard, je débarquai à Shanghai Pudong Airport. La première chose qui me frappa, fut l’expression morne des voyageurs que je croisai en sortant du métro. Je compris bientôt pourquoi. Juste derrière les portes vitrées de l’aéroport, le tableau des vols affichait :
Pour cause de conditions météorologiques exceptionnelles, aucun avion ne pourra décoller de Pudong Airport jusqu’à nouvel ordre. Veuillez nous excuser pour la gène occasionnée.
Je me tournai vers un homme, un américain sans doute, qui tirait sa valise en direction du métro, l’air accablé :
— Excusez-moi, c’est quoi, « les conditions météorologiques exceptionnelles » ?
— Un typhon, dit-il sombrement. Et la météo avait prédit un soleil radieux pour toute la semaine !
Effectivement, il n’y avait pas l’ombre d’un nuage lorsque j’étais sortie du bureau de Monsieur Wang ! Je réprimai la nouvelle bouffée de panique qui menaçait de me submerger. Non, ils n’étaient tout de même pas capables de crées une tempête, je n’avais vu ça nulle part. C’était juste une coïncidence extraordinaire… et ma scoumoune habituelle. De toute manière, il devait y avoir d’autres moyens de quitter la ville. Le bateau ? Avec un typhon, ils allaient rester au port. La voiture ? Le vélo ? Pour où ? Le train ? Mais au fait, n’y avait-il pas un TGV qui reliait Shanghai à Beijing en près de six heures ? Il me suffisait de prendre le train pour Beijing, puis un vol à partir de là. Je sortis mon smartphone : effectivement, le dernier train partait de la gare principale deux heures et demie plus tard. Je me réservai une place. Quelque peu rassérénée, je repris le chemin du métro.
Après une heure et demie de trajet, j’émergeai du métro sous une pluie battante et des rafales de vent. Le changement était spectaculaire par rapport à l’après-midi. Je me retrouvai immédiatement trempée, mais j’avais la dalle. Je n’avais rien mangé depuis un sandwich hâtif, à midi. La rue était déserte, mais sur ma droite, j’avisais une supérette ouverte en retrait, à l’entrée d’une galerie commerciale. L’estomac soudain dans les talons, je me précipitai vers le magasin.
Je fis mes courses au pas de charge : une bouteille de Coca, deux bouteilles d’eau, trois grands paquets de chips, un sandwich de mie au jambon, des biscuits. Dès que je sortis de la supérette, j’ouvris les chips et m’en fourrai une poignée dans la bouche. C’est pour cela que je fus incapable d’émettre autre chose qu’un borborygme, lorsque l’homme se matérialisa littéralement devant moi.
— Bonsoir Mademoiselle Amrane, fit-il en français.
Il n’avait pas l’air d’être l’un de mes poursuivants. Il était grand, le type slave avec des yeux clairs, légèrement étirés. Il portait un costume sombre de très bonne facture,comme ces gorilles dans les films d’espionnage. Ses vêtements semblaient à peine mouillés. Aux poignets, je vis des boutons de manchette en jade délicatement sculptés en forme de fleur. Les gorilles avaient des gouts raffinés de nos jours.
Je reculai pour percuter un individu presque identique derrière moi. Un troisième se tenait debout un peu en retrait. Je parvins à avaler mes chips sans m’étouffer.
— Qu’est-ce que vous voulez ?
Il sourit, montrant une façade de dents parfaitement blanches et régulières.
— Madame Lung souhaiterait s’entretenir avec vous de votre dernière livraison.
Sa voix était basse, musicale, avec un fond d’accent russe. Les milliardaires chinois employaient des gorilles russes, à présent ? Encore un effet de la Mondialisation.
De toute façon, je n’aimais pas ça. D’abord, ils savaient qui j’étais. Lorsque j’avais démarré mon business, j’avais payé très cher un copain hacker pour effacer toute trace de mon existence sur internet, en particulier mes photos. Les seules qui existaient désormais, étaient celle de mon passeport et autres documents. Je n’avais pas osé m’en faire faire des faux, car cela m’aurait emmené à un degré d’illégalité bien trop élevé pour un simple trafic d’antiquités. Mes honoraires étaient virés sur un compte anonyme dans un paradis fiscal. Je communiquais avec mes clients sous un faux nom et je ne les rencontrais jamais en personne. Non que j’eus l’habitude de les tromper sur la marchandise, je faisais toujours établir un certificat d’authenticité par un expert indépendant, mais certains essayaient de renégocier mes tarifs après coup. Pour Madame Lung, j’avais exceptionnellement délivré l’objet moi-même, car en Chine, je ne possédais pas de livreur attitré. Cette erreur risquait de me couter cher. Je fis un effort pour rester aimable.
— Voyons, j’ai déposée la pièce seulement cet après-midi. Si Madame Lung a des doutes sur son authenticité, elle peut faire appel à un expert de son choix à mes frais et…
Les deux autres individus m’encadraient déjà.
Sans plus de discussion, ils m’entraînèrent vers l’immense parking derrière la gare. Cela m’alarma : allaient-ils simplement me loger une balle dans la tête sans autre cérémonie ? Mais non. Derrière les rangées de voitures un large espace avait été laissé vide. Au centre, sombre et silencieux, nous attendait un hélicoptère.
Le premier gorille remarqua mon expression stupéfaite.
— Madame Lung n’aime pas perdre de temps avec les embouteillages, dit-il comme si cette explication suffisait.
— Hé, mais il y a un typhon !
— Pas de problème. Nous avons un très bon pilote.
— Non, mais vous êtes dingue ! hurlai-je entre deux rafales de vent.
Totalement sourds à mes arguments, ses deux acolytes me poussèrent sur le siège arrière, et me sanglèrent avec la ceinture de sécurité, tandis que mon interlocuteur s’installait à coté du pilote, dont je ne distinguai même pas le visage. Ils étaient complètement cinglés. Je n’allais pas mourir saignée à blanc par les gars qui me poursuivaient depuis des mois. J’allais mourir dans un crash d’hélicoptère. À ma grande surprise, l’appareil s’éleva dans les airs sans aucune secousse intempestive, décrivit un arc de cercle et piqua vers l’Est, survolant la myriade de lumières en contrebas. Mon estomac vide effectua un looping très désagréable.
Après quelques minutes d’un vol étonnamment paisible, je réalisai que je n’allais peut-être pas trépasser immédiatement, mais avoir affaire à Madame Lung, ce qui n’était guère mieux. Je repassai dans ma tête les détails de la transaction. Voyons, qu’est-ce qui avait bien pu se passer ? Comme environ dix pour cent de mes clients, elle m’avait demandé un objet précis. Et cet œuf de jade était bien le bon item. Selon ses indications, je l’avais excavé du mausolée de Qin Shi Huang, à près de deux cent mètres de la fosse des guerriers de terre cuite. Deux mois de fouilles clandestines au nez et à la barbe des autorités chinoises. J’avais bien vérifié les inscriptions dessus et sur les murs de la crypte où il se trouvait. J’en avais envoyé des photos à ma cliente qui avait confirmé qu’il s’agissait bien de lui. Je l’avais fait expertiser, pour confirmer son âge. Non, je ne voyais pas où était le problème, à part le prix.
J'émergeai de ces considérations lorsque l'hélicoptère toucha le sol. Ou plutôt, une plateforme sur le toit d'une immense tour. En contrebas, je reconnus le Bund, le boulevard le plus touristique de Shanghaï. Il brillait de mille feux, comme une vitrine de Noël. En face, se dressaient les gratte-ciels illuminés de Pudong, le quartier des affaires. Leurs lumières se reflétaient dans les eaux paisibles du fleuve. Le vent et la pluie s’étaient calmés. Je réalisai que nous devions être sur le toit des Trois Dragons, le luxueux hôtel que Madame Lung avait inauguré depuis peu. Cette femme avait la réputation d’être un requin des affaires et l’endroit était son dernier investissement. Les trois gars me firent traverser un petit jardin de palmiers en pot et de plantes grasses, pour m’amener jusqu'à une porte surmontée d’une pagode en verre. Le gorille en chef l'ouvrit, révélant un étroit escalier métallique. Il s'effaça en ajoutant d'un ton urbain:
— Je vous en prie.
Je n'avais pas l'habitude de tant de galanterie. Cela ne pouvait signifier qu'une chose : il était sûr que je n'avais aucun moyen de m'enfuir. Ça avait l'air aussi sérieux que la bande qui me coursait depuis quelques mois. Refrénant la nouvelle vague de panique qui me montait à la tête, je m'engageai sur les marches. En bas, je me retrouvai dans un couloir éclairé de lampes en forme de fleurs de lotus à l’ancienne, assez surprenantes vu le design ultra-moderne de la tour. Il me fit signe d’avancer jusqu’à une porte. Il l’ouvrit et fit à nouveau un pas sur le coté.
— Bonne chance.
Curieusement, je ne perçus aucune ironie dans sa voix. Cela ne me rassura pas. Je repensais rapidement ma marge de manœuvre : je n'avais rien à me reprocher. La transaction s'était passée comme sur des roulettes, le truc que j'avais livré valait largement ma paye et dans mon domaine, je suis foutrement difficile à remplacer. J’allais rester calme, ferme et polie, comme tout vendeur face à un client mécontent. Je franchis le seuil. La porte se referma derrière moi.
Je me retrouvai dans une vaste pièce au plafond haut. Au sol, mes pieds s'enfoncèrent dans un épais tapis chinois aux couleurs chaudes. Je ne pus m'empêcher d'écarquiller les yeux. L’endroit était empli de meubles et de bibelots dont chacun valait une fortune. Ils venaient des quatre coins du monde et des quatre coins du temps. Sur une commode Louis XV, trônait un vase Ming, sur un secrétaire Chippendale deux masque-antilopes dogon se faisaient la causette, sur le mur du fond était suspendue une teinture chinoise représentant un dragon et sur une table laquée, un dieu aztèque contemplait un service à thé en porcelaine de Sèvres. Chaque objet était en parfait état de conservation et mis en valeur aussi bien par des spots de lumière discrets que par une harmonie audacieuse de formes et de couleurs. Clairement, Madame Lung faisait partie des collectionneurs obsédés par leur passion.
J'entendis un bruit de porcelaine et la voix posée de ma commanditaire résonna quelque part sur ma droite, en français.
— Mademoiselle Amrane ?
Une fois de plus, je ne pus m’empêcher de m’étonner : Il n’y avait pas la moindre trace d'accent. Je contournai une statue grecque représentant Hermès, pour découvrir une chinoise d'une quarantaine d'années, vêtue d'un un impeccable tailleur gris fer. Ses cheveux étaient serrés dans un chignon sévère et ses longs ongles étaient couverts d'un vernis rouge sang. Au revers de sa veste, elle portait une superbe broche en jade incrustée de diamants représentant un dragon. Elle forçait peut-être un peu son personnage, me dis-je. Elle changea de position sur son sofa et posa sur la table basse le minuscule bol en porcelaine qu'elle tenait à la main. Un céladon Song, notai-je machinalement. Elle buvait du thé dans une porcelaine rarissime du douzième siècle. Mon étonnement dut se lire sur mon visage. Elle sourit. Un sourire de prédateur.
— Merci d’être venue si rapidement. Je vous en prie, asseyez-vous.
Je m’installai dans le fauteuil Second Empire de l'autre coté de la table. Aussitôt, des talons hauts cliquetèrent sur le parquet derrière moi et une grande rousse au visage constellée de taches de rousseur apparut comme par magie, tenant un plateau avec un assortiment de boissons.
— Que prendrez-vous ? me demanda Madame Lung.
C'est alors que je réalisai à quel point j'avais soif. Et faim. Je n'avais rien bu depuis des heures et ces chips salées avaient aggravé les choses. Ce n'était pas le moment de se saouler, bien sur. Je pris un Coca. Ça n'avait pas le raffinement d'un thé d'Oolong dégusté dans un bol à cinq mille dollars, mais j'ai toujours assumé mes gouts modestes.
Mon interlocutrice attendit patiemment que j'aie bu quelques gorgées, puis fit signe à la rousse. Elle revint cette fois tenant une petite caisse en bois. Madame Lung en sortit l'œuf. C’était bien celui que j’avais remis à son émissaire le matin même. Il était déjà une pièce de musée lorsque Qin décida de l'emmener avec lui dans sa tombe. Elle appuya en séquence sur une série de pierres et il s’ouvrit silencieusement en six, comme des quartiers d’orange. Je faillis m’étouffer avec ma boisson. Je n’avais pas réalisé que cet artéfact était une boîte ! Il ne sonnait pas creux et rien à la surface ne le laissait suggérer. Il ne paraissait pas non plus trop léger pour sa taille.
Le sourire de ma cliente s’élargit. J’eus même l’impression que ses dents étaient devenues plus pointues.
— Où est le contenu, Mademoiselle Amrane ?
Je pris une profonde inspiration et la fixai dans les yeux :
— Je vous ai envoyée l’objet exactement comme je l’ai excavé. Tout est documenté, photos et vidéos à l’appui.
Pendant quelques instants, elle me fixa en silence de son regard énigmatique. Je sentis la sueur couler entre mes omoplates. De deux choses l’une : soit elle s’attendait sincèrement à récupérer le contenu de l’œuf, dont elle ne m’avait soufflé mot, soit elle utilisait ce prétexte pour récupérer une partie de son fric. Mauvais pour moi dans les deux cas. Je levai la main et dis d’un ton conciliant :
— Je vous fais mes plus plates excuses, Madame Lung. J’ignorais que cet œuf contenait quelque chose et je n’avais pas l’intention de vous insulter avec une marchandise endommagée. Vous n’avez qu’à le garder et je vais vous rembourser mes honoraires.
Elle sourit, l’air satisfaite de son effet :
— En fait, Mademoiselle Amrane, je voudrais avoir recours à vos services pour retrouver ce qu’était dans cette boîte.
J’écarquillai les yeux :
— Heu… Quel qu’ait été cet objet, on l’a sans doute volé il y a des siècles, peut-être même avant que cet œuf n’ait été placé dans le tombeau.
La rousse posa devant moi un épais dossier en cuir rouge vif.
— Vous avez des pistes ici. Et je triple vos honoraires habituels.
Dieu sait que j’aime l’argent, mais j’ai mes limites. Quelque chose me disait que j’avais eu assez d’ennuis avec cette cliente.
— Je suis vraiment désolée, Madame Lung. J’ai plusieurs contrats à honorer. Je suis sûre que l’un de mes collègues se fera un plaisir de …
— Que diriez-vous si, à titre de prime d’encouragement, je réglais votre problème de vampires ?
Cette fois, je demeurai muette de surprise pendant plusieurs secondes. J’ignorais ce qui était le plus stupéfiant : le fait qu’elle connaissait l’existence des vampires, qu’elle savait qu’ils étaient à ma poursuite ou qu’elle prétendait pouvoir m’en débarrasser.
— Plus de fuite, plus de peur, plus de réveils nocturnes, ne plus sursauter au moindre bruit, dormir en paix, dans votre lit… murmura la femme d’affaires d’un ton suave.
Je tentais de me reprendre.
— Comment pouvez-vous régler mon problème de vampires, comme vous dites ?
— Je peux leur parler et leur suggérer d’oublier leurs griefs contre certaines contreparties…
— Leur suggérer de m’oublier ?? Et ils vont vous écouter ?
— Oh, je ne pense pas que cela posera de grandes difficultés…
Soit Madame Lung souffrait d’un délire de grandeur, un problème fréquent chez les très riches, soit…
— … Je fais partie des rares espèces que les vampires craignent.
Elle me sourit et se versa un nouveau bol de thé. Le blanc de ses yeux avait disparu. Une rangée de dents pointues, totalement non humaines contrasta soudain avec son rouge à lèvres. Quant à la main qui tenait le bol… Elle était devenue sombre, couverte d’écailles et terminée par des serres aux griffes acérées. Ce n’était pas possible, j’avais des hallucinations ! Cependant, il y avait un air familier. J’avais vu quelque chose de semblable peu de temps auparavant… En fait, quelques minutes auparavant. Mue par une impulsion, je levai les yeux vers la teinture. Le dragon… Quelque part, Madame Lung et le dragon se ressemblaient terriblement. Madame LUNG ! Lung, le nom du dragon chinois ! Les mots franchirent mes lèvres avant que je n’aie pleinement réalisé la situation :
— Vous êtes un dragon ?!
Elle hocha la tête et fixa le bout de ses griffes, me laissant digérer l’énormité de la situation. D’abord des vampires, maintenant un dragon… Dans quoi étais-je tombée depuis que j’avais ouvert cette crypte en Transylvanie ? Ou alors, peut-être étais-je folle et ce n’était qu’un délire ? Où peut-être avais-je pris une drogue quelconque sans m’en apercevoir et…
— Non, vous ne rêvez pas, Mademoiselle Amrane. Alors, qu’en dites-vous ?
Je tentai de retrouver ma tête et de raisonner logiquement, comme je le faisais d’habitude. Seule, je n’échapperais pas longtemps à une horde de monstres immortels, teigneux, assoiffés de mon sang et munis des dernières merveilles de la technologie. Oui, si quelqu’un était capable de me débarrasser d’une bande de vampires, c’était bien un dragon. Ces derniers devaient être loin devant premiers dans la chaine alimentaire et au moins, Madame Lung n’avait pas l’intention de me trucider tout de suite.
— Mais… Comment allez-vous les convaincre de me laisser tranquille ?
— Je vais commencer par suivre la procédure normale. Il y a une certaine étiquette à respecter à leur égard…
Cette dernière phrase fut prononcée avec un mépris évident.
— … Sinon, il nous arrive d’en manger, bien sûr.
Je ne lui demandai pas s’il lui arrivait de manger des humains. Cependant, dragon ou pas, Madame Lung n’était pas du genre à faire les choses gratuitement. Il fallait étudier les termes d’un tel marché avec soin.
— Pourquoi tenez-vous autant à l’objet contenu dans cet œuf ?
— Il est unique. Un fragment de météorite qui d’après les légendes apporte la prospérité éternelle à son propriétaire.
J’ignorai si les dragons étaient tous des businessmen mégalos, mais ça allait bien avec le personnage.
— Voyons… Que se passe-t-il si je ne le trouve pas ?
Elle me fixa dans les yeux. Les siens étaient devenus énormes dans son visage. Elle passa la langue sur ses lèvres. Une langue longue et fourchue.
— Vous trouverez. Même si vous devrez y passer votre vie. Sauver votre existence des vampires m’assure l’exclusivité de vos services pour la durée de ce contrat. Et ne faites pas l’erreur de croire que vous pourriez me duper, Mademoiselle Amrane. J’ai des millénaires d’expérience avec les humains.
Je tentai de rassembler ce que je connaissais des dragons. Si j’étais devenue incollable sur les vampires, je ne m’étais jamais intéressée à ces lézards. Et pour cause ! Jusqu’à il y a quelque mois, je pensais que les créatures surnaturelles n’existaient pas. Si les vampires avaient l’habitude de vous saigner à mort, les dragons semblaient avoir celle de vous croquer en entier… Encore que leur diète semblait se composer exclusivement de jeunes filles vierges et jolies, ce qui n’était pas mon cas. En plus, il s’agissait des dragons occidentaux. Leurs congénères chinois semblaient avoir des gouts plus raffinés… Mais Madame Lung pouvait tout de même me transformer en descente de lit. Ou utiliser mon crâne comme pot de fleurs. Je tentai une dernière question :
— Pourquoi moi ? Vous pourriez aussi bien faire appel à un autre spécialiste ? Un qui ne serait pas poursuivi par une horde de vampires ?
— Vous avez été choisie parce que… Vous convenez. Mais en effet, vous n’êtes pas la seule et mon offre est sur le point d’expirer. À ce propos, les vampires ont mis une prime de quatre millions de dollars sur votre tête. Une somme que même une créature surnaturelle ne peut ignorer.
Je fermai les yeux.
— C’est d’accord.
— Excellent ! Nous allons procéder à la signature.
La rousse était de retour avec un plateau d’argent où reposait un stylo plume laqué de rouge. Madame Lung ouvrit le dossier de cuir. Une feuille blanche y reposait. Soudain, avec une rapidité inattendue, la rousse me saisit le poignet et le leva au-dessus de la feuille. Avant que je n’aie eu le temps de réaliser quoi que ce fût, elle m’avait entaillé l’avant-bras avec la pointe du stylo. Une goutte de sang tomba sur la feuille blanche. Des lettres rouges y apparurent, les termes du contrat rédigés dans un français impeccable. La jeune femme lâcha mon poignet et sa patronne me tendit le stylo. Je signai, la tête bourdonnante. Madame Lung sourit. Elle avait retrouvé une apparence humaine.
—J’ai pris la liberté de vous réserver une suite au deuxième étage. Vos bagages y sont. Je suggère que vous y restiez jusqu’à la fin des négociations avec les vampires. Ensuite, nous discuterons des détails de votre mission. Bonne nuit, Mademoiselle.
La rousse ramassa le dossier sur la table, me le tendit et me fit signe de la suivre.