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Fantasy d'ici et d'ailleurs

Le Sanglier

28 Décembre 2015 , Rédigé par Alex Evans

Le Sanglier

Le jour déclinait. Conrad s’arracha à sa lecture et vint s’accouder à la fenêtre pour s’accorder quelques instants de repos. Dans la cour des communs, en contrebas, des hommes, torse nu par cette journée d’été, déchargeaient un chariot de bagages. Les domestiques d’un visiteur sans doute. Il y en avait tellement qui allaient et venaient dans ce haut lieu d’étude : fils de noble ou de marchand venus acquérir un vernis de connaissance, futurs mages férus de science, voire même un fils de roi ! Les serviteurs riaient et plaisantaient, heureux d’avoir bientôt fini leur journée de labeur. L’un d’entre eux, un géant aux cheveux d’un noir de jais, attira son attention. Il avait des mouvements incroyablement fluides pour un homme de cette taille. La lumière rasante du soleil soulignait ses muscles alors qu’il chargeait sur son épaule le dernier coffre. Conrad aima la façon dont il se cambra à ce moment-là. À cette distance, il ne pouvait vraiment distinguer son visage. Un autre serviteur lui lança une plaisanterie et il éclata de rire, un rire franc, chaud et grave, qui alluma une tension familière dans ses reins. Cela le surprit. Il n’avait pas l’habitude de réagir de façon aussi primaire. En bon lettré, il maitrisait mieux que ça les élans de la chair ! Il devait être vraiment fatigué.

À ce moment, les hommes remirent leurs tuniques. Elles arboraient trois lions rampants brodés sur la poitrine. Il se figea : les armes de la Maison Royale !

On frappa deux coups brefs à la porte et un jeune élève s’encadra dans l’embrasure :

— Maître Conrad, il y a... des visiteurs pour vous.

— Quel genre de visiteurs ?

— Ils n’ont pas voulu dire leur nom, mais ils ont un train de grands seigneurs. Il y en a toute une troupe. Ce sont des Avellans.

— Je viens.

Le garçon referma la porte. Conrad se leva lentement, comme si un poids s’était abattu sur ses épaules. C’était vrai, d’une certaine façon. Si ses compatriotes venaient le voir en grande pompe, ce ne pouvait signifier qu’une seule chose : sa vie d’étude était finie. Il descendit lentement vers la salle où l’on recevait les visiteurs. Il marqua un temps d’arrêt devant la porte, puis prit une profonde inspiration, se redressa de toute sa taille et poussa le battant.

Il reconnut immédiatement les trois hommes, bien qu’il ne les eut pas vus depuis près de dix ans : le Duc Ganel, son oncle, Foucaud, le Héraut Royal et le Grand Sénéchal. À son entrée, ils se levèrent, mirent chacun un genou en terre et prononcèrent d’une seule voix :

— Longue vie au Roi !

Il sentit presque son cœur ralentir, comme gelé dans sa poitrine. Il savait que ce moment viendrait tôt ou tard, mais à son goût, c’était encore trop tôt. Il dit d’une voix qu’il parvint à garder ferme :

— Ainsi, mon père est mort.

— Oui, Sire, lui répondit son oncle d’un ton solennel.

— Comment ?

— Il est tombé brusquement malade. Les mires ont été impuissants.

Les Avellans étaient économes en paroles et totalement ignorants en médecine. Conrad savait qu’il n’en dirait pas plus. À sa grande surprise, il sentit les larmes lui monter aux yeux. Il n’aurait jamais cru avoir une telle réaction à l’annonce de la mort de son géniteur. En dix ans, ils avaient à peine échangé vingt mots et trois lettres. Il détestait le vieux roi rigide et autoritaire avec tout ce qu’il représentait. Il s’était exilé dans cette université, loin de son pays, de ses luttes de pouvoir et des reproches de son père, déçu de voir que son fils n’était pas une brute comme lui-même. Et voilà qu’à l’annonce de sa mort, il avait envie de pleurer.

— Bien. Nous discuterons demain, mes seigneurs. Ce soir, je ferais le deuil de mon père comme il sied.

Les trois hommes se relevèrent et sortirent en silence.

Gauthier empoigna le dernier coffre et le posa sur son épaule.

— J’ai une de ces soifs ! Hé, Thibaud, tu as demandé où il y a une taverne, par ici ?

Le rouquin toujours prêt à rire qui partageait son travail, et à l’occasion son lit, s’esclaffa :

— Tu plaisantes ? Ici, ils ne boivent que de l’eau ! Tous ces grands savants sont au-dessus des plaisirs matériels, comme ils disent !

— Des plaisirs matériels ? Tous les plaisirs, tu crois ?

— De toute façon, on est trop rustres pour eux. Non, la bagatelle et la bière, ce sera à notre retour. Vois cela du bon côté : tu ne dépenseras pas ton argent !

Gauthier hocha la tête. Son compagnon était toujours optimiste. Effectivement, il allait, par la force des choses, garder quelques pièces. Son oncle pourrait racheter son lopin de terre un peu plus tôt. Il enfila sa tunique et regarda à nouveau l’emblème avec fierté. Écuyer royal : pas mal pour un orphelin, fils d’un pauvre coureur des bois ! Certes, il n’était qu’un écuyer de bas rang, chargé de tâches les plus subalternes comme nettoyer les bottes du souverain ou apporter le bois pour son bain, mais pour lui, c’était énorme. Il ne s’attendait pas à cette nomination, même après toutes ces années de travail acharné. Il soupçonnait qu’il ne devait une telle aubaine qu’à un concours de circonstances fortuit : après la mort du vieux roi, son frère, qui assurait l’intérim du pouvoir, avait renvoyé de nombreux membres de la Maison Royale. On murmurait qu’ils lui avaient déplu et qu’il ne voulait pas entourer le nouveau souverain, qu’on disait naïf et malléable, d’individus capables de l’influencer, fussent-ils des subalternes. C’est ainsi que Gauthier avait obtenu cette promotion inespérée trois semaines auparavant.

Il s’essuya le front et entreprit de dételer les chevaux. Sa bonne fortune n’irait pas sans quelques problèmes. L’entourage d’un roi était un lieu d’intrigues. Et lui, était le genre de garçon dont les émotions se lisaient sur le visage. . De plus, sa timidité maladive lui faisait souvent perdre tous ses moyens devant un supérieur. Il allait falloir faire très attention s’il ne voulait pas avoir d’ennuis. Déjà, parmi ses anciens camarades de bas rang, simples serviteurs ou palefreniers, certains ne venaient plus boire ou s’amuser avec lui après le travail. D’autres le jalousaient ouvertement et murmuraient qu’il ne méritait pas un tel honneur. Pour garder sa place, Gauthier allait devoir faire preuve de zèle et s’attirer rapidement les bonnes grâces de son nouveau maître. Malheureusement, on ne savait pas grand-chose de lui : il avait passé ces dix dernières années loin du royaume à étudier les sciences, un concept presque incompréhensible pour la plupart des Avellans, y compris pour Gauthier, bien qu’il avait, au prix de nombreux efforts, appris à lire.

Conrad se leva de son siège :

— Je vous remercie infiniment pour votre hospitalité et votre enseignement, Maître Altius.

Le vieux mage sourit :

— Cela fut un plaisir. Mais on dirait que vous vous rendez à votre enterrement plutôt qu’à votre couronnement, mon ami.

— En quelque sorte… Vous savez ce que je pense des fonctions royales.

— Allons donc, si votre père était un homme autoritaire et étroit d’esprit et votre grand-père un égoïste obsédé par sa petite personne, cela ne veut pas dire que vous finirez aussi mal ! À vous de faire vos propres choix !

— S’il ne tenait qu’à moi, vous savez bien que je renoncerai à la couronne et consacrerais ma vie à l’étude comme vous. Mais alors, le royaume sera immédiatement déchiré par la guerre civile. Je regrette tant de devoir interrompre mon instruction !

— Ne vous inquiétez pas, dit le vieux maître, vous en savez plus qu’assez. Et ce que vous ignorez encore, vous le découvrirez par vous-même. Il arrive un moment où un homme doit apprendre seul.

— Je crois que j’aurais peu de temps pour la lecture.

— Qui parle de lecture ? La vie est un excellent maître. Écoutez toujours ses leçons. Bien des souverains ont échoué à leur tâche pour ne pas avoir su tirer enseignement de leurs expériences.

Conrad soupira. Il ne partageait pas l’optimisme du vieux sage. Cependant, il ne protesta pas et s’inclina :

— Encore merci de vos conseils. Je ne les oublierais pas.

En parcourant les couloirs décorés de mosaïques multicolores, il salua d’un signe de tête quelques-uns de ses camarades. Il avait évité de ne s’attacher à aucun car il savait que tôt ou tard, il devrait partir. Il les regardait une dernière fois avec envie. Ils étaient libres de vivre leurs projets, leur choix, leurs amitiés, leurs haines et leurs amours sans souci ni arrière-pensée. Tout cela était fini pour lui. D’ailleurs, il allait sans doute contracter bientôt un mariage arrangé. Ce serait encore plus difficile pour lui, car ses goûts le poussaient vers les hommes. Son grand-père avait déjà été ainsi. Il s’était trouvé une jeune fille laide, dont le père, un petit seigneur sans le sou, ne fut que trop heureux d’un tel parti. Après avoir engendré un fils, il avait relégué sa reine dans un château éloigné. Lui-même avait vécu entouré d’une troupe joyeuse d’écuyers et de courtisans de plus en plus jeunes que les grandes familles n’étaient que trop heureuses de lui amener pour obtenir ses faveurs. C’était l’une des choses qu’il détestait le plus dans sa future fonction : l’hypocrisie. La bassesse. Lorsque vous étiez roi, tout le monde était bien trop heureux de vous servir… ou de vous trahir, suivant les circonstances.

Il sortit sur le perron dans la cour d’honneur. Son escorte l’attendait. Les serviteurs finissaient les préparatifs.

Suant et soufflant près du chariot, Gauthier souleva le dernier coffre. Les bagages du roi étaient terriblement lourds. Par les Sept Enfers, qu’y avait-il dedans ? Thibaud désigna le perron d’un signe discret. Gauthier tourna la tête et vit une silhouette grande et mince descendre dans la cour. Elle semblait glisser, touchant à peine les marches. Leur jeune souverain portait les cheveux longs, comme tous les nobles. Sous le bandeau royal, les siens étaient d’une riche nuance d’acajou, où le soleil allumait des reflets dorés. Il ne ressemblait pas aux autres seigneurs, se dit Gauthier. En fait, il ne ressemblait à aucun homme qu’il n’eut jamais vu. Il était incroyablement beau. Avec ses mouvements gracieux, il ressemblait à un elfe, une créature magique apparue parmi les mortels le temps d’un rêve. Sans s’en rendre compte, l’écuyer relâcha légèrement sa prise. Le coffre lui glissa des doigts et s’écrasa sur le sol avec fracas. Tous les regards se tournèrent vers lui.

Il resta un instant immobile, pétrifié d’horreur. Il n’avait jamais commis pareille maladresse. Il aurait voulu disparaître sous terre. Mais le pire était à venir : le roi se tourna vers lui et s’approcha du chariot :

— Hé doucement ! C’est fragile, ce sont de vieux livres, pas des écus, sacrebleu !

Cela ne fit qu’ajouter à la panique du jeune homme. Il leva nerveusement les yeux et croisa le regard le plus extraordinaire qu’il eut jamais vu. La couleur exacte de l’or. Pendant ce qui lui sembla une éternité, il se retrouva plongé dans un tourbillon de paillettes. Il avait à peine conscience de la main de son camarade qui le secouait par l’épaule. Le roi esquissa un sourire et lança à Thibaud avant de s’en retourner vers la tête du cortège :

— La science pèse lourd. Aide-le. Il m’a l’air un peu perdu.

Conrad revint vers sa monture et salua cérémonieusement son oncle. Comme à son habitude, Ganel était habillé de façon austère. Il n’arborait qu’un seul bijou qui semblait être resté accroché à l’encolure de sa chemise par mégarde : un minuscule flacon d’argent, grand comme l’ongle de l’index, couvert d’inscriptions aussi petites que des pattes de fourmi. Un pendentif en apparence bien terne pour un homme de si haute naissance, mais Conrad savait que ces petits récipients étaient destinés à contenir des liquides précieux. Cependant, le duc avait toujours affiché la plus grande méfiance envers les potions, essences et autres élixirs.

— Quel est ce pendant, Mon Oncle ? Y gardez-vous quelque philtre ?

Ganel baissa la tête sur sa poitrine et fit prestement glisser l’objet sous ses vêtements. Il avait presque l’air gêné.

— Rien de bien extraordinaire, Sire. Simplement une potion pour mes articulations.

Conrad hocha la tête. Il devait en coûter au fier seigneur d’admettre une telle faiblesse. Avant de monter en selle, il se retourna et laissa son regard glisser sur le jeune écuyer, comme pour vérifier que son coffre était bien arrimé. C’était lui qu’il avait aperçu la veille. Observer ses mouvements était de nouveau un plaisir. Il soupira. La saison des amours était finie. Un roi n’allait pas badiner avec un écuyer. Ce garçon ne devait même pas savoir lire.

— Le Comte de Hogastel n’a pas envoyé sa contribution pour l’entretien de l’armée royale, malgré plusieurs missives.

Ganel leva la tête des piles de documents qui s’amoncelaient sur la table :

— D’après la loi, il s’agit d’un acte de rébellion ouverte, Sire. Vous ne pouvez tolérer un tel comportement, surtout au début de votre règne.

Conrad changea de position sur son fauteuil sculpté. Le Conseil Privé qui comportait le Héraut Royal, le Premier Conseiller et son oncle, durait depuis plus de trois heures et il commençait à avoir de la peine à garder sa concentration. Cependant, la dernière annonce lui rappela quelque chose :

— Hogastel ? N’est-ce pas là qu’il y a eu de terribles inondations, il y a trois mois ? On en parlait même dans le lieu retiré où je m’adonnais aux études ! Je doute en effet qu’il puisse contribuer quoi que ce soit en ce moment… Est-ce que vos messagers sont seulement parvenus jusqu’à lui ?

Il y eut un silence. Finalement, Foucaud battit des paupières :

— Je vous prie de bien vouloir m’excuser, Sire. Ma langue a malencontreusement fourché. Je voulais dire le Comte de Haut-Castel.

— Bien. Donc, c’est le Comte de Haut-Castel qui n’a pas payé. Il me semble qu’il s’agit de l’un de vos amis, Mon Oncle.

— Tout à fait, dit Ganel un peu trop vite au goût de Conrad. Je peux vous assurer personnellement de sa loyauté. Il se trouve que ses récoltes ont été ravagées par une épidémie de charbon trois étés de suite et il a dû contracter quelques dettes… Il ne lui est pas possible de contribuer quoi que ce soit cette année. Je comptais vous en parler tout à l’heure.

Cela sembla curieux au jeune homme. Il avait vu ce noble lors de son couronnement et il ne lui avait pas fait l’effet d’être particulièrement dans la gêne. Mais il n’allait pas contredire ouvertement son oncle en plein Conseil. Il nota mentalement de vérifier ses dires, puis se tourna vers le Héraut. Il lui sembla intercepter un échange de regard fugace entre Ganel et lui. Quelle intrigue se tramait encore ? Il soupira. Il avait envie de partir loin de tout ça. Ne serait-ce qu’une journée.

— D’autres nouvelles ?

— Et bien… il y a un animal, un sanglier semble-t-il, qui ravage les champs autour du château et terrorise les paysans. Il est apparu il y a environ un mois…

— Et alors, ce n’est pas la première fois qu’un sanglier dévore les récoltes ! Pourquoi en parle-t-on ?

— On prétend qu’il est énorme, aussi grand qu’une vache pour certains, encore plus pour d’autres, qu’il n’hésite pas à attaquer les chasseurs et qu’il a déjoué tous les pièges qu’on lui a tendus.

— J’en ai entendu parler. Les paysans exagèrent, comme d’habitude, grommela le Premier Conseiller.

— Il ne me semble pas très difficile d’organiser une battue, dit Conrad.

— Mais voilà une excellente idée ! s’exclama soudain son oncle. Vous pourriez diriger vous-même la traque, Sire. Vous n’avez été couronné que depuis peu, vos sujets ne vous connaissent pas. Ce serait l’occasion pour vous de montrer aux petites gens que vous êtes un souverain prêt à payer de sa personne et pourfendre des bêtes féroces pour les protéger.

Le jeune homme leva un sourcil. Ganel le considérait comme un faible, incapable d’une activité aussi noble et virile, à ses yeux, que la chasse. Espérait-il le voir montrer son incompétence ? Cependant, la plupart de ses sujets devaient avoir la même opinion. Ce conseil n’était peut-être pas aussi insultant qu’il en avait l’air, après tout. Effectivement, il devait se conformer à l’image traditionnelle d’un roi, au moins en partie, pour assoir son autorité. Conrad n’aimait pas chasser, il préférait grandement aller en forêt pour étudier la flore plutôt que galoper au milieu d’une troupe bruyante, mais il était tout de même capable de traquer un sanglier, surtout avec les meilleurs chasseurs du royaume à son service.

— Un peu de détente serait le bienvenu, en effet. J’irai.

— Hum ! Sire, protesta le Conseiller, il semble se cacher dans la forêt du Peuple des Marais.

— Et alors ?

— Ils ont le mauvais œil et…

— Ne me dites pas que vous croyez à ces superstitions ?

— N… Non. Mais leur forêt est mal connue.

— Voilà qui est d’autant plus intéressant. Cela me permettra de l’explorer un peu.

Une fois dans sa chambre, Conrad s’assit et parcourut distraitement un recueil de poèmes pour tromper son attente. La pièce austère n’était percée que d’une étroite fenêtre. Ce château le déprimait. Il se sentait terriblement seul depuis son retour. L’écuyer n’allait pas tarder à venir chercher ses bottes pour les nettoyer ainsi que son linge. Il aimait le voir entrer de son pas fluide, se pencher souplement pour ramasser ses affaires et repartir. Il s’était même surpris à l’attendre avec impatience, comme ce soir-là. C’était son seul moment de plaisir de la journée depuis son couronnement. Il était tombé bien bas. Il avait à peine échangé quelques paroles avec lui : de quoi un roi et son écuyer pouvaient-ils bien discuter ? L’homme bafouillait et ne répondait que par monosyllabes, trop intimidé pour parler davantage. Conrad n’avait pas insisté. Il n’arrivait pas à analyser ce qu’il ressentait pour ce garçon : cette curiosité, cette attirance allaient au-delà du simple désir de la chair. Cela le mettait mal à l’aise. Il n’avait jamais éprouvé cela auparavant. Peut-être, la solitude lui créait-elle des illusions ?

Il y eut trois coups à la porte et Gauthier franchit le seuil après s’être incliné. Il se dirigea prudemment vers les bottes, posées à l’endroit habituel. La première fois qu’il était entré dans cette pièce, intimidé par le regard doré posé sur lui, il avait fait un faux pas et failli tomber. Depuis, il se préparait mentalement tous les soirs. Malgré cela, la question du roi le prit par surprise :

— Dis-moi, as-tu entendu des rumeurs sur un énorme sanglier ?

Il avala sa salive et se força à articuler lentement :

— Oui, Sire… On ne parle que de ça dans les villages.

— Vraiment ? Et que dit-on ?

— Heu… que c’est une bête énorme, féroce… il a déjà tué des hommes.

— Quoi d’autre ?

— Certains prétendent qu’il y a quelque chose de surnaturel en lui…

Il s’interrompit juste à temps. Il y eut un instant de silence.

— Et encore ? demanda le roi, qu’allais-tu dire ?

Gauthier se mordit les lèvres. Il ne voulait pas commettre d’impair et être renvoyé. Il voulait pouvoir encore regarder cet elfe une fois de temps en temps. Mais il savait qu’il était très mauvais menteur. Il se permit de lever les yeux puis les abaissa aussitôt :

— Sauf votre respect, Sire, on dit que ce sanglier est apparu depuis votre arrivée…

Conrad leva un sourcil :

— Et alors, c’est moi qui l’aurais fait venir ?

— Tout ce qui se raconte, c’est que c’est un mauvais présage.

— Et toi, qu’en penses-tu ?

— Un sanglier est un sanglier… Il suffit de l’abattre. S’il est vieux et malin, il faut être plus malin que lui. J’ai vu dans le Livre des Veneurs quantité de pièges…

— Tu sais lire ?

— Oui, Sire.

Le roi le dévisagea à nouveau, l’air pensif.

— Très bien, Gauthier. Demain, nous irons chasser cette bête.

Les chiens avaient accéléré leur course. Plein d’excitation, Gauthier éperonna sa monture pour ne pas les perdre de vue. Cela faisait longtemps qu’il n’était pas venu en forêt. Depuis qu’il avait commencé à travailler au château. Il n’avait pas réalisé à quel point elle lui manquait. Une odeur d’humus, de pins et d’herbe fraîche montait du sol. Entre deux aboiements, on entendait les appels des geais et des mésanges. Une bouffée de souvenirs lui monta à la tête. Ses journées avec son père, leurs rencontres avec les animaux, les arbres, le Peuple des Marais… Une branche basse lui fouetta le visage et le ramena à la réalité. Il se redressa sur sa selle, en espérant que le roi n’avait pas vu l’incident. Il avait remarqué son regard énigmatique posé sur lui plusieurs fois depuis leur première rencontre. Il se demandait ce que cela signifiait. Il n’avait pas osé le lui retourner, bien sûr. Il n’aurait pu cacher ses sentiments. Il revit détail par détail leur brève discussion de la veille. Ils avaient échangé plus de mots que jamais. Aussi, avait-il passé une partie de la nuit à se retourner sur sa couche, à se demander ce qu’il avait pensé de lui. De toute façon, le roi déconcertait son entourage et ses serviteurs par son impavidité. On ne l’avait encore jamais vu se mettre en colère comme les autres nobles, capables de crier et frapper leurs domestiques. Et il ne s’était même encore jamais enivré. La seule fois où Gauthier l’avait vu exprimer une certaine émotion était lorsqu’il avait fait tomber ce coffre.

La meute avait soudain un comportement bizarre. Les chiens étaient tous arrêtés au même endroit. Ils jappaient et couinaient. Il ne les avait jamais vus ainsi. Il descendit de sa monture et s’approcha. Au sol, dans la terre humide, s’imprimait la trace d’un énorme sabot fendu.

— Belle bête ! Est-ce bien un sanglier ?

Gauthier sursauta. Le roi avait mis pied à terre lui aussi pour se pencher au-dessus de l’empreinte. Il le touchait presque.

Le Grand Veneur s’approchait à son tour :

— Regardez ces déjections, elles sont...

Il fut interrompu par un grondement comme l’écuyer n'en avait jamais entendu. Une gueule monstrueuse sortit des buissons à trente pas sur sa gauche. Une gueule hérissée de défenses crénelées, jaunâtres, grandes comme des couteaux. Un poil hirsute entourait deux yeux aux pupilles verticales. Mais il n'y avait pas d'erreur, c'était bien un sanglier, un sanglier immense, aussi grand qu’un veau. Un instant fugace, il y eut un silence de mort sur la clairière, comme si les chasseurs et leurs chiens avaient du mal à prendre la mesure de la situation, puis la créature chargea. Les hommes et les bêtes qui s'enfuirent dans toutes les directions comme des poules. L'animal percuta la monture d’un seigneur qui n'avait pas été assez rapide et l'éventra. Le cheval s’écroula en battant sauvagement des fers, pendant que le cavalier tentait de se dégager. Le sanglier lui happa la main comme s’il s’était agi d’une jeune pousse, la sectionna d’un coup de dents et la broya dans sa gueule avant de l’avaler. L’homme hurla et hurla. Cela réveilla l'esprit de Gauthier, engourdi par la surprise. En un éclair, il réalisa qu’il était seul avec le roi à quarante pas de cette chose. Tous les autres avaient fui, sauf le seigneur agonisant.

La créature se retourna et les fixa. D’un bond, Gauthier se plaça devant Conrad, sa pique à la main et cria :

— Courez, Sire !

Celui-ci lui agrippa le bras :

— Dans les taillis ! Vite !

Ils se mirent à courir alors que l’animal se rapprochait par des bonds prodigieux. Ils rejoignirent les arbres dix pas devant lui. Les troncs rapprochés le ralentirent, mais il en brisa quelques-uns sans effort. Gauthier pouvait entendre ses grognements de frustration. Ils débouchèrent dans une clairière. Au milieu s’élevait un chêne gigantesque. Le roi prit son élan et sauta pour agripper la branche la plus basse, à sept pieds du sol. Il se hissa dessus, puis grimpa sur la branche au-dessus. Gauthier le suivit. Le sanglier fut au pied de l’arbre l’instant suivant. Il se mit à tourner autour en grondant, sans quitter ses proies des yeux.

Assis côte à côte sur une large ramure, les deux jeunes gens reprirent lentement leur souffle.

— Par les Sept Enfers, je n’aurais jamais cru qu’un animal de cette taille pouvait exister ! murmura Gauthier.

— En effet… il ne peut pas exister, répliqua Conrad.

— Mais qu’allons-nous faire ?

— Attendre, en espérant qu’il se lasse et daigne s’en aller, sans doute…

— Cela va être long !

— Très long. Ce n’est pas un sanglier ordinaire… il veut réellement nous dévorer.

— Les autres vont revenir !

— Il leur faudra du temps pour en trouver le courage… Peut-être plus longtemps que nous ne pouvons rester là sans eau ni nourriture, dit cyniquement son compagnon.

Gauthier le fixa dans les yeux, surpris. Il réalisa soudain qu’ils étaient assis côte à côte, se touchant aux bras et aux épaules. Il faillit s’excuser, mais se reprit à temps. L’étiquette n’était pas le problème le plus urgent.

— Hé oui, continua Conrad. C’est une chose de parader dans une salle d’apparat. Autre chose d’affronter une créature inconnue au fin fond d’une forêt. Toi, tu aurais dû t’enfuir aussi. Tu me sembles avoir plus de courage que de bon sens.

— Je ne ferais jamais une chose pareille ! protesta l’écuyer, indigné.

— Vraiment ? Pourquoi ?

— Parce que… ça ne se fait pas ! Vous êtes le roi ! Et… et de toute façon, mon père m’a toujours dit qu’on n’abandonne pas un camarade lors d’une chasse.

Conrad lui jeta un autre de ses longs regards pénétrants. À son grand désespoir, il se sentit rougir une fois de plus.

— Peut-être aurais-je souhaité une autre réponse… Mais ce n’est ni le jour, ni l’heure, dit le roi presque d’un ton d’excuse.

Les ombres s’allongeaient. Le soleil plongeait derrière les arbres. Le sanglier tournait toujours autour du chêne sans montrer de lassitude. Il n’y avait pas le moindre signe d’une troupe venant à la rescousse. Gauthier continuait à le fixer, pendant que Conrad contemplait l’horizon d’un air rêveur, indifférent en apparence, à la créature sous ses pieds. L’écuyer se demanda à quoi il pouvait bien penser. Il n’osait parler. Aussi incongru que cela fût, il ne pouvait que ressentir de façon intense la proximité de cet homme, sa chaleur… La peur faisait cet effet parfois, se dit-il.

Brusquement, l’animal leva le museau, comme s’il humait l’air. Il sembla hésiter puis s’éloigna en courant.

— Qu’est-ce que…

— Vite, allons-nous-en !

Conrad sauta à terre, suivi de Gauthier qui ramassa sa pique. Ils avaient fait quelques pas vers l’endroit d’où ils étaient venus, lorsque des cris retentirent sur leur droite. Des cris perçants. Des cris d’enfants. Gauthier jura et s’arrêta. Sans échanger un mot, ils prirent la direction des voix.

Ils ne tardèrent pas à déboucher dans une autre clairière. Le sanglier leur tournait le dos, face à un tilleul qu’il percutait de coups répétés. À ses branches étaient accrochés une adolescente et un petit garçon. L’arbre tanguait et n’allait pas tarder à s’écrouler. Les deux hommes s’avancèrent. Conrad dégaina son épée. Soudain, il poussa un cri et disparu dans le sol. Gauthier reconnut avec horreur un de ces pièges qui avaient été tendus un peu partout, une tranchée dissimulée sous les herbes qui courait sur toute la largeur de la clairière. Le sanglier se retourna et chargea sur lui.

— Allez-vous-en ! hurla-t-il aux enfants tout en s’immobilisant derrière le piège.

Au fond de la tranchée, Conrad se remit debout. Le rebord était à près d’un pied au-dessus de sa tête. Il entendait le pas lourd de l’animal marteler le sol. Et il ne pouvait rien faire, il fallait qu’il sorte ! Il ramassa son épée. Piètre arme contre cette bête. Mais peut-être pouvait-il encore quelque chose…

Le sanglier prit son élan et bondit par-dessus le piège. Au même moment, Conrad leva son épée à la verticale à bout de bras. La lame s’enfonça dans le ventre de l’animal. Poussé par son élan, celui-ci atterrit devant Gauthier, emportant l’arme avec lui. L’écuyer lui planta adroitement sa pique dans la gueule grande ouverte. La bête referma ses mâchoires d’un claquement sec, coupant le manche comme s’il s’était agi d’un roseau, mais cela n’enfonça la pointe que plus profondément. Elle secoua la tête en grondant. Du sang coulait abondamment de sa blessure au ventre. Combien de temps pouvait-elle tenir ? se demanda Gauthier. Le sanglier devait être blessé à mort, mais il pouvait encore avoir assez de forces pour massacrer tout ce qui était à sa portée. Il entrevit Conrad se hisser hors de la fosse. À cet instant, la créature bondit à nouveau et l’écuyer la reçut de plein fouet. Il tomba à la renverse, étouffant sous le poids. Mais elle ne chercha pas à mordre. Son corps était parcouru de spasmes et de soubresauts. Bientôt, il s’immobilisa. Mort.

Conrad dégagea à grand peine la carcasse.

— Tu es blessé ?

Gauthier ne put que secouer la tête.

Ils restèrent là hors d’haleine pendant de longs instants, ne reprenant leurs esprits que lorsque les deux enfants s’approchèrent. Ils étaient du Peuple des Marais, petits, graciles, les cheveux sombres. Ils serraient contre eux des paniers d’écorce à moitié déchirés, où il restait encore quelques champignons.

— Merci, dit l’adolescente avec un accent guttural.

L’écuyer leva la tête. Les dernières lueurs du jour s’effaçaient au-dessus des arbres.

— Où sommes-nous ? Nous ne sortirons jamais de cette maudite forêt avant la nuit !

— Venez avec nous, répondit la jeune fille. Notre grand-mère vous accueillera avec joie.

Les deux jeunes gens échangèrent un regard. Gauthier hésita. Il avait passé toute son enfance à courir les bois avec son père et avait vu suffisamment d’Hommes des Marais pour ne pas partager les superstitions des paysans. Cependant, il s’en méfiait. Ces gens n’avaient aucune raison d’aimer les Avellans qui les avaient dépossédés de leurs terres et repoussés dans les parties les plus inhospitalières du pays. D’un autre côté, il n’avait pas très envie de passer la nuit dans la forêt…

Les pensées de Conrad avaient dû suivre le même cheminement, car il finit par répondre :

— Nous serons très heureux d’accepter l’hospitalité de ta grand-mère.

Ils mirent près de deux heures pour arriver au village, une cinquantaine de huttes de terre et de branchages entourée d’une palissade de bois. Les deux enfants les avaient guidés dans la pénombre, marchant avec aisance entre les arbres et les buissons, puis à travers le marécage, comme s’ils se déplaçaient en plein jour. Lorsqu’ils franchirent les portes surmontées de gigantesques bois de cerf, ils se retrouvèrent entourés par les habitants, sombres et graciles comme les deux enfants et vêtus de tuniques de cuir décorées de plumes. De la foule sortit une vieille femme voûtée, aussi ridée que l’écorce d’un chêne. Les enfants se jetèrent dans ses bras et se mirent à parler à toute vitesse dans une langue gutturale ponctuée de clics. Gauthier devina que ce devait être la Mère, la sorcière et la chef du village. Elle s’approcha des deux jeunes gens en clopinant et les fixa tour à tour. Finalement, elle parla lentement, en avellan :

— Mes petits-enfants disent que vous avez vaincu le démon.

— Heu… en effet, nous avons tué un gigantesque sanglier, répondit Conrad.

— Cette créature a été transformée par du sang de démon. Vous avez eu de la chance, car la magie ancienne de cette forêt la rendait encore vulnérable aux armes humaines.

— Mais pourquoi est-il apparu ?

— Je l’ignore. Autrefois, des sorciers puissants envoyaient ces monstres tuer leurs ennemis. Même un roi au milieu de son armée ne pouvait leur échapper.

Conrad sentit un froid glacial parcourir son dos.

— Tu veux dire qu’il a pu être créé pour tuer un homme en particulier ? Un homme bien gardé ?

Elle lui jeta un autre regard inquisiteur :

— Peut-être. Ce soir, tu n’as rien à craindre, car ce village se dresse à l’endroit où la magie de la forêt est la plus puissante. Toutefois, vous avez touché le Mal. Vous devez être purifiés, dans votre corps comme dans votre esprit. Venez.

Elle se retourna et partit de son pas inégal. Les deux jeunes gens lui emboitèrent le pas, tandis que les villageois s’écartaient largement pour les laisser passer. Sans doute, n’osaient-ils pas les frôler après ce qu’avait dit la vieille. Conrad marchait les sourcils froncés. Il en avait suffisamment appris auprès de Maître Altius pour savoir qu’elle avait raison. Comme tout souverain, ce n’était pas les ennemis qui lui manquaient. Un roi voisin pouvait payer un sorcier pour envoyer un démon ravager ses terres ou le tuer. Et même une épidémie de peste, si un tel enchantement existait. Son père lui avait sans doute aussi légué quelques ennemis à l’intérieur du royaume, des hommes riches ou instruits en arts occultes et capables de reporter leur haine sur lui. Sa propre parentèle pouvait convoiter son trône tout récent, au premier rang, son oncle. Il allait falloir être très prudent en revenant au château.

Ils arrivèrent devant deux troncs d’arbre jumeaux, coupés à près de dix pieds de hauteur, au centre du village. Des pieux surmontés de crânes d’animaux étaient plantés en terre tout autour. Les deux troncs soutenaient une estrade de rondins sur laquelle était posée une hutte un peu plus grande que les autres, avec des cornes d’auroch au-dessus de l’entrée. Une échelle de bois permettait d’y monter. La Mère se tourna vers eux :

— Vous allez dormir dans la Hutte des Esprits, afin qu’ils vous purifient de l’aura de cette créature, fortifient votre âme et répondent à vos questions.

Les deux jeunes gens échangèrent un nouveau regard. Gauthier haussa imperceptiblement les épaules et empoigna les montants de l’échelle.

À l’intérieur de la hutte, il n’y avait pas grand-chose, contrairement à ce que craignait Conrad. Sur le sol, à la droite de la porte, il y avait une litière d’herbes séchées. Au centre, sur une natte de roseau, étaient posés un grand bol empli de noix et de baies et une cruche d’eau. Ils s’assirent et partagèrent la nourriture en silence. Conrad prit soudain conscience de la proximité de son compagnon d’infortune. C’était la première fois qu’ils étaient seuls, sans témoins, sans protocole. En fait, ici, dans cet endroit étrange au fond des marais, il n’y avait plus ni roi, ni écuyer. Seulement deux hommes. Même la timidité de Gauthier semblait avoir disparu. Pour la première fois depuis longtemps, c’était lui, Conrad, qui se sentait à court de paroles. Il finit par dire doucement :

— Je ne t’ai pas porté chance, on dirait. Te voilà dans une hutte au fin fond de la forêt au lieu de ton lit.

— Je n’échangerai ma place pour rien au monde.

Ils se dévisagèrent indécis. Conrad tendit lentement la main et caressa la joue du jeune homme. Gauthier retint sa respiration. Ce simple contact lui donnait le vertige. Conrad se rapprocha et posa sa bouche sur la sienne, un baiser hésitant, tout d’abord. L’écuyer lui répondit, incertain. Les lèvres de Conrad se firent plus insistantes. Soudain, il l’étreignit à le briser et après, il n’y eut plus rien d’incertain. Ils roulèrent sur le sol sans échanger un mot.

Lorsque Gauthier se réveilla, les premières choses qu’il vit furent à nouveau les yeux de Conrad posés sur lui. Il lui fallut quelques instants pour se remémorer où il était. Il sourit et l’embrassa impulsivement. L’échange magique fut interrompu par des coups frappés au montant de la porte. Ils se séparèrent à regret.

Tout le village semblait s’être de nouveau assemblé au pied des deux troncs qui supportaient la hutte. La vieille femme était là, l’air encore plus rabougri que la veille.

— J’ai invoqué les esprits toute la nuit afin de vous offrir ces présents.

Elle tendit l’index vers l’épée de Gauthier et prononça une courte litanie dans sa langue gutturale.

— Tu es un homme brave, ton cœur est pur, reprit-elle en avellan. Aussi, j’ai jeté un enchantement sur ton épée. Avec elle, tu pourras affronter les démons d’égal à égal. »

Puis elle se tourna vers Conrad et lui tendit un petit sachet :

— Toi, ton arme la plus puissante est ton esprit. Ceci t’aidera à le protéger. S’il est obscurci par quelque drogue, tu n’auras qu’à prendre une pincée de cette poudre et ton trouble s’évaporera comme la brume du matin.

Conrad prit l’objet en s’inclinant et le glissa dans sa gibecière.

— Tes esprits t’ont-ils appris qui a fait venir ce sanglier et pourquoi ?

— Il devait te tuer. Mais il m’a été impossible de découvrir qui l’a invoqué. La seule chose que je sais, c’est qu’il s’agit d’un homme de ton propre peuple. Aussi, tu devras être très prudent… Allez, maintenant, et que les esprits vous protègent.

Deux villageois les guidèrent sans un mot jusqu’à l’endroit ou ils avaient tué le sanglier, puis firent demi-tour. La carcasse géante avait disparu, mais avait laissé des traces noirâtres sur le sol, comme si elle avait brûlé. Les deux jeunes gens continuèrent leur progression en silence. Gauthier n’osait pas parler. Ce qui était arrivé la nuit dernière ne pouvait être que l’effet des émotions fortes qu’ils avaient éprouvées ensemble. Une fois au château, chacun allait retrouver sa place et oublier l’épisode. Tout au moins le roi. Lui ne pourrait pas. Il était éperdument amoureux. Il n’espérait qu’une chose : qu’il allait garder l’histoire secrète. Il ne lui manquait plus que les quolibets des autres. Aussi, la question hésitante de Conrad le prit de nouveau par surprise :

— Vien… viendras-tu me voir, ce soir ?

Il y eut un nouveau silence. Gauthier n’avait pas envisagé qu’il y eut une suite. Un instant, il faillit crier de joie, mais la réalité le frappa aussitôt : quel genre de suite pouvait-il y avoir entre un roi et un homme de bas rang ? Allait-il devenir un beau jouet enrubanné qu’il allait garder dans ses appartements ? Au fond, même s’il était fou de Conrad, il devait reconnaître qu’il ne le connaissait pas beaucoup.

— Je ne sais pas, finit-il par articuler.

— La nuit dernière… ce n’était pas seulement une montée d’humeurs, le contrecoup de la peur, n’est-ce pas ?

— Je ne sais pas, répéta-t-il. Il faut que je réfléchisse.

— À quoi ?

— Par les Sept Enfers, je ne veux pas vous mentir ! lâcha l’écuyer. Je crois que je vous aime. Mais si je partage votre lit, tous diront que je suis devenu votre jouet et ce sera parfaitement vrai.

Conrad soupira. Il avait raison, bien sûr. D’une façon ou d’une autre, les racontars iraient bon train et ce jouvenceau était beaucoup trop sensible pour le supporter. De plus, il n’était pas intéressé par l’argent ou les honneurs. Qu’avait-il à lui offrir d’autre, après tout ? Il hocha la tête :

— Très bien. Réfléchis.

— Sire, nous sommes si heureux de vous revoir sain et sauf ! Nous vous avons cherché partout ! Nous pensions que vous étiez mort !

— Moi aussi, j’ai cru un instant que ma dernière heure était arrivée… Je meurs de soif !

Foucaud lui tendit un grand hanap de vin. Conrad but à longues goulées avant de le reposer sur la table.

— Y a-t-il des choses importantes qui se sont passées durant mon absence ?

— Oh ! Rien de particulier sauf…

Il cligna des yeux. Tout devenait flou. Les silhouettes se dédoublaient. Les voix lui parvenaient soudain de très loin, il avait l’impression d’être à l’intérieur d’un nuage ou d’un ballot de laine. La sensation ne dura qu’un instant. Il battit des paupières à nouveau : son oncle le regardait avec un sourire inquiet :

— Vous sentez-vous bien, Sire ?

Les semaines suivantes, Gauthier se demanda s’il n’avait pas rêvé cette étreinte. Conrad semblait être devenu un autre homme. Peut-être le choc subi lors de la chasse l’avait-il totalement transformé ? Il ne lui avait pas prêté la moindre attention depuis son retour, mais il s’y attendait. Mais les autres écuyers aussi, le trouvaient différent : plus distant qu’avant et apathique. Tout cela fit souffrir Gauthier encore plus qu’il ne l’aurait cru. Il avait beau se répéter que c’était la meilleure solution, il ne pouvait s’empêcher d’y penser nuit et jour. Ils se répétait que la Maison Royale et ses intrigues n’étaient pas pour lui. Une fois qu’il aurait gagné assez d’argent pour permettre à son oncle de racheter sa terre, il allait retourner à la forêt de son enfance et ne plus en sortir. À d’autres moments, il se maudissait d’avoir refusé l’offre de Conrad. Quitte à être malheureux d’une façon ou d’une autre, il aurait dû avaler sa fierté et accepter. Il aurait peut-être eu quelques semaines de bonheur jusqu'à ce que le roi se lasse de lui. Bref, il n’était qu’un sombre idiot, se dit-il pour la centième fois en vidant son pichet de bière dans un coin de la salle des communs. Sa journée était finie. Tout ce qui lui restait à faire était traîner sa peine ou la noyer dans la boisson.

Thibaud se laissa tomber en face de lui. Son visage était sombre :

— Je ne sais pas ce qui se passe, mais ça pue les ennuis grommela-t-il.

— Quoi ? demanda Gauthier distraitement.

— Le roi a signé un ordre faisant passer le Hogastel dans les domaines de son oncle. Il a fait arrêter le Connétable pour trahison et exilé le Premier Conseiller pour incompétence ce soir.

— Hein ? Mais pourquoi ?

— Réveille-toi, mon vieux, ça fait un petit bout de temps que les choses tournent à l’aigre. Ganel a l’oreille de son neveu pour tout maintenant, et il n’a jamais aimé ces deux-là. Il lui fait renvoyer ses ennemis, nommer des hommes à lui à la place des serviteurs loyaux… Bientôt, il règnera sur le royaume derrière le trône… Et il est question d’augmenter les impôts pour agrandir l’armée…

— Mais pourquoi le roi l’écoute ?

— Que veux-tu que j’en sache ? Ceux qui le connaissaient un peu disent qu’il ne se ressemble pas. Comme s’il avait été envoûté ou drogué…

Le reste du discours de Thibaud se perdit dans un brouhaha confus. Gauthier l’avait complètement oublié. Les paroles de la vielle femme des Marais lui étaient brutalement revenues en mémoire. Drogué ! Quel imbécile de ne pas y avoir pensé avant ! Mais qu’allait-il faire ? Cette poudre qu’elle avait donnée à Conrad le ferait-elle revenir à la raison ? Où pouvait-elle bien être ? Peut-être traînait-elle toujours dans sa gibecière ?

Il monta quatre à quatre aux appartements royaux.

— Qu’est-ce que tu fais là ? l’interpella l’un des gardes devant la porte.

— J’ai oublié de nettoyer les bottes de daim, il les lui faut pour la parade, demain.

— Le roi dort !

— Je ne ferais pas de bruit, tu me connais ! Je vais juste me glisser jusqu’à sa garde-robe, prendre les bottes et sortir. Je les rapporterai demain avant son lever.

— Quel gaffeur ! Dépêche-toi !

Gauthier entrouvrit la porte et se glissa à l’intérieur. Il traversa l’antichambre à tâtons, jusqu’à la garde-robe. Il retrouva le sachet de la vielle femme dans la besace de chasse et entra à pas de loup dans la chambre royale. Il marqua un temps d’hésitation devant le lit : qu’allait-il faire s’il était découvert ? Qu’allait-il dire à Conrad ? Mais il ne trouva pas de réponse. Avec mille précautions, il écarta les courtines : le jeune homme dormait, la bouche entrouverte, son profil de médaille éclairé par la bougie sur la table. Le cœur de Gauthier se serra. Il prit une pincée de poudre et la fit couler doucement entre ses lèvres en retenant sa respiration. S’il se réveillait à cet instant, il croirait sans doute qu’il cherchait à l’empoisonner. Il fit demi-tour et se dirigea vers la porte.

Son pied accrocha un tabouret qu’il n’avait pas distingué dans le noir. Le petit meuble fit un bruit étouffé en basculant sur le tapis. Gauthier se figea. Décidément, dès qu’il s’agissait du roi, il ne ratait pas une occasion d’être maladroit. Il y eut un bruit de l’autre coté des courtines, puis plus rien. Il reprit sa progression à la hâte. Il était presque à la porte lorsqu’il entendit un craquement dans son dos. Il se retourna d’un bond : Conrad était assis au bord du lit et le fixait d’un regard ensommeillé :

— Gauthier ? Alors tu as réfléchi ? Ça ne t’a pas pris longtemps on dir…

Des éclats de voix retentirent soudain dans l’antichambre. Terrifié, l’écuyer courut vers le lit et bondit derrière les rideaux. La porte s’ouvrit à la volée et Ganel entra à grands pas :

— Ah, mon neveu, vous êtes réveillé, cela tombe bien ! L’heure est grave ! Une révolte a eu lieu dans le Nord du royaume, votre cousin Arnaud complote avec les Barbares pour vous renverser. Je pars immédiatement mater cette rébellion. Vous devez signer un ordre me donnant les pleins pouvoirs !

— Je ne comprends rien. Pourquoi les Nordistes se sont-ils rebellés ? Et pourquoi Arnaud comploterait-il avec les Barbares ? Ils ont tué sa mère ! Et il n’est pas nécessaire de vous donner les pleins pouvoirs, je vais démêler cette affaire moi-même…

— Cela demande de l’expérience et du doigté !

— Vous connaissant, vous allez simplement raser toutes les cités de la province et passer les habitants par les armes. Cela ne demande aucune expérience diplomatique, au contraire. Reprenons dès le début. Comment avez-vous obtenu ces informations ?

Ganel le fixa avec attention. Gauthier vit l’expression de son visage changer tandis qu’il réalisait que sa drogue n’avait plus d’effet.

— Mais que se passe-t-il, Mon Oncle ? Pourquoi me regardez-vous ainsi ?

Pour toute réponse, le seigneur tira la dague à son côté et bondit sur Conrad. L’écuyer intercepta son bras juste avant que la lame n’atteigne son but et les deux hommes roulèrent sur le sol.

— À la garde ! À moi ! cria le roi.

Ganel parvint à frapper la tête de Gauthier contre les dalles du sol, l’étourdissant assez pour se dégager et sauter sur ses pieds au moment où les deux gardes arrivaient dans la chambre.

— Saisissez le Seigneur Ganel ! commanda Conrad.

— Restez où vous êtes, c’est un ordre ! gronda son oncle.

Ils s’arrêtèrent, indécis. Après tout, ce dernier était leur ancien maître et les avait nommés à leur poste. Le duc profita de ce répit pour tirer le minuscule flacon que son neveu avait vu suspendu à son cou. Il l’arracha de sa chaîne et la renversa dans sa bouche. L’instant d’après, il se mit à grandir, jusqu’à toucher presque le plafond. Ses vêtements se déchirèrent sur un torse velu et ses bras s’allongèrent sous le regard ébahi des quatre hommes. Les gardes se ruèrent hors de la pièce en hurlant et Conrad ne put que reculer, coincé entre le nouveau Ganel et le lit, tandis que Gauthier se mettait péniblement debout. Le seigneur ramassa sans hâte son épée, tombée sur le sol avec son ceinturon :

— Une goutte de sang de démon… c’est l’une des rares choses que je connaisse aux sciences occultes…

Il abattit son arme, mais le jeune roi parvint à l’éviter. Son compagnon se glissa sous le bras du géant au même moment et lui enfonça sa propre lame dans le flanc jusqu’à la garde. Ganel gronda et l’envoya heurter le mur d’un coup de pied. Il arracha l’épée pour la jeter sur le sol.

— Imbécile, ce n’est pas une pauvre arme humaine qui peut me…

Il chancela et esquissa un geste avec son bras. Conrad se précipita pour se mettre devant Gauthier. Mais ce n’était plus nécessaire. Ganel s’écroula, emmenant avec lui la table et les chaises.

Les deux jeunes gens restèrent sans bouger ce qui leur parut être un long moment. Finalement, des bruits se firent entendre au-delà de l’antichambre. Les gardes étaient revenus avec des renforts, et jetaient des regards timides par les portes entrebâillées.

Le roi tourna la tête vers eux et dit avec son autorité habituelle :

— Laissez-moi avec Sire Gauthier.

Dès que les portes se furent refermées, il s’avança vers l’écuyer et l’étreignit avec fougue. Enfin, il demanda :

— Alors que s’est-il passé exactement ? À quoi dois-je m’attendre en sortant d’ici ?

— Et bien, Sire Ganel vous a drogué et vous a tenu sous son emprise pendant quelques semaines… Il vous a fait emprisonner ses ennemis et vous a fait promulguer des mesures très impopulaires. Il a placé des hommes à lui partout. Vous devez vous attendre à beaucoup d’hostilité…

— Au point où nous en sommes, tu peux aussi bien me tutoyer. Tu m’as sauvé la vie deux fois après tout.

Gauthier hocha la tête et se força à le regarder dans les yeux :

— Puis… Puis-je poser une question ?

— Bien sûr !

— Qu’allons-nous faire… pour toi et moi ?

Conrad esquissa un sourire :

— Nous en discuterons demain soir… En attendant, je crois que j’ai besoin d’un nouveau Héraut.

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