Skinwalkers
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J'ai le plaisir de vous présenter mon nouveau roman d'urban fantasy, "Skinwalkers", qui vous emmènera cette fois dans les légendes indiennes, mais aussi celtes. Comment, c'est pas possible? On peut tout écrire avec de l'imagination!
Pitch:
Après avoir passé leur enfance trimballées entre foyers et familles d'accueil, Aude et sa soeur, Chloé ont refait leur vie dans une petite ville du Sud-Ouest. La première est aussi timorée et conformiste que la deuxième, rebelle et casse-cou. Un jour, elles découvrent que leur arrière-grand-père était un G.I. américain d'origine indienne. Chloé se rend aux États-Unis pour rencontrer ses nouveaux cousins et disparaît. Aude se lance à sa recherche. Sa route croise celle d'un étrange motard...
Si dans "Le Loup des Farkas", j'ai pris une héroïne de fantasy et je l'ai mise dans une intrigue de romance. Dans "Skinwalkers", j'ai pris une héroïne de romance et je l'ai mise dans une intrigue de fantasy. Quel intérêt? C'est qu'une héroïne de romance typique (cruche, ignare, lâche, indécise, influençable, obsédée par les conventions sociales et rebelle au plus mauvais moment) fait une antihéroïne parfaite dans un roman d'un autre genre. L'intrigue de la romance est faite pour gommer ses défauts ou les faire passer pour des qualités. Mais ailleurs, c'est très différent. D'erreurs de jugement en beaufitude militante, Aude vous donne envie de lui donner des claques toutes les cinq minutes. Heureusement, l'intrigue s'en charge. On se demande si cette pauvre fille va enfin parvenir à faire preuve d'un peu de bon sens et je ne parle même pas de son mec.
Si les antihéros sont déjà rares en fantasy, les antihéroïnes voulues comme telles par l'auteur le sont encore plus. J'ai voulu combler un peu cette lacune. À vous de me dire si c'est réussi!
https://www.amazon.fr/Skinwalkers-Alex-Evans-ebook/dp/B01FBHNV34
Le début, comme d'habitude:
— Qu’est-ce que tu dirais d’aller au cinéma, demain ?
Aude se retint pour la cinquième fois de vérifier que le bouton supérieur de son chemisier n’était pas défait. Depuis quelques jours déjà, Stéphane, du bureau voisin, lui faisait des avances. Non qu’il manquait d’arguments. Avec son air faussement rebelle et la courbe sensuelle de sa bouche soulignée par une ombre de barbe, il était séduisant et le savait parfaitement. Quant à la fossette sur son menton, c’était le détail qu’elle avait toujours trouvé irrésistible chez un homme. S’ils sortaient, ils finiraient la soirée au lit, c’était sûr. Seulement ils n’avaient strictement rien en commun. Leur affinité ne dépasserait pas quelques nuits torrides. Mais dans une aussi petite ville que Pagiers, leur aventure éphémère se saurait tout de suite et elle n’aimait pas prêter le flanc aux racontars de ce genre. Pas avec son passé et la profession de sa défunte mère. Si Chloé, sa cadette, se fichait de l’opinion des gens, Aude, elle, détestait être comparée à sa génitrice dont elle avait hérité, pour son malheur, la silhouette appétissante, l’abondante chevelure sombre, les lèvres pulpeuses et les grands yeux bleus frangés de noir.
— Désolée, Stéphane, j’ai plein de boulot avec le bilan de l’Entreprise Pontet. Je risque de travailler tard tous les soirs cette semaine et un bon bout de la prochaine… Peut-être dans quinze jours…
— Hein ? C’est pas parce que t’as un bilan que la vie s’arrête !
— Je sais, mais je suis crevée en ce moment. Je vais peut-être démarrer une angine. Je suis une petite nature !
Le jeune homme soupira.
— Bon, ben on en reparle dans quinze jours sans faute !
— Promis !
Elle opina avec enthousiasme avant de descendre le vieil escalier en colimaçon et sortir dans la rue. Dans quinze jours, son patron l’envoyait présenter un rapport à Toulouse. La soirée avec Stéphane serait automatiquement repoussée d’une semaine de plus, et d’ici là, elle ne doutait pas qu’il se soit trouvé une autre fille. Le problème était résolu. Satisfaite d’elle-même, la jeune femme prit le chemin du petit appartement qu’elle partageait avec sa sœur. Cette dernière qui travaillait comme vendeuse dans un magasin de chaussures finissait à sept heures. Aussi, la préparation du repas incombait à l’aînée les jours de semaine, ce qui n’était pas plus mal, Chloé n’ayant que peu d’affinité pour les fourneaux. Rien d’original ce soir, décida Aude : des pâtes. Elle accéléra le pas en s’approchant de la boutique d’antiquités au coin de la rue. Elle ne savait pourquoi, mais l’endroit lui donnait la chair de poule. Pourtant la vitrine était bien ensoleillée, agencée avec élégance dans des tons pastels et Madame Galliego, la propriétaire, une femme aimable à la cinquantaine soignée, faisait partie de la même association de bénévoles qu’elle. Malgré cela, depuis quelques semaines, elle avait un sentiment de malaise inexplicable en passant là. Une sensation presque physique, ni tactile, ni sonore, qui évoquait cependant un écoulement lent, sombre et huileux, comme du pétrole. Comme toujours lorsqu’elle était confrontée à quelque chose qu’elle ne comprenait pas, elle n’avait pas tenté d’analyser cette sensation. Elle se contentait de l’oublier le plus vite possible tous les soirs et n’en avait parlé à personne, même pas à Chloé. Il ne manquait plus que les gens la prennent pour une dingue et la poussent à aller voir un psy. Elle en avait déjà vu plus qu’assez durant son adolescence agitée. Cependant, cette fois, il ne se passa rien. Pas le moindre petit picotement dans la nuque, aucun sentiment anormal. Madame Galliego passa la tête par la porte de sa boutique.
— Ah, Aude, vous avez une minute ? Je voulais voir avec vous l’approvisionnement pour le gouter des grand-mères.
Aude prit une grande inspiration et fit un sourire forcé.
— Vous n’avez pas l’air dans votre assiette. Vous êtes malades ?
— Heu, c’est bête à dire, mais je ne me sens pas bien quand je passe par ici. Je me demande si vous n’avez pas une fuite de gaz.
— Ah, j’espère que ce n’est pas encore ce pendentif ! fit l’antiquaire en riant. Ma belle-sœur prétend qu’il lui donne la chair de poule. Elle se vante d’être médium, figurez-vous. Mais je l’ai vendu hier.
— Un pendentif ?
— Oui, un bijou égyptien en forme d’œil qui a appartenu au Comte Cagliostro.
Devant la mine perplexe d’Aude, elle expliqua :
— C’était un escroc du 18ème siècle qui extorquait du fric aux nobles en prétendant avoir des pouvoirs surnaturels.
Elle se dirigea vers le comptoir, suivie de la jeune femme.
— En tout cas, il y a des gens qui croient encore à ces balivernes, car un russe me l’a acheté hier pour son patron, un oligarque qui collectionne les objets magiques. Il est persuadé qu’ils marchent !
— Va-t-il l’essayer ?
— Je ne sais pas, mais il m’a payée cash. Ces riches, quels excentriques, tout de même ! Mais revenons à nos moutons.
Elle étala sur le comptoir une longue liste de courses.
— Que pensez-vous des quantités ?
Aude les parcourut, soulagée de ne plus éprouver cette impression déplaisante.
— Ça me semble bien…
— OK, j’irais au supermarché demain, avec la camionnette. Je peux compter sur vous pour les gâteaux ?
Ça, la jeune femme ne l’avait pas prévu. Elle comptait passer la soirée du vendredi bien au calme devant la télévision, pas à fabriquer des gâteaux pour les quarante pensionnaires de la maison de retraite. Son expression contrariée n’échappa pas à l’antiquaire.
— Allons, rien de compliqué… Des tartes aux pommes ! On n’aura pas le budget pour acheter des gâteaux de qualité et votre pâtisserie est tellement délicieuse ! Ce sera beaucoup plus sympa pour les mamies ! Je demanderai à Madame Lagarrigue de nous prêter le four de sa boulangerie.
La jeune femme hocha la tête avec un soupir un peu forcé. C’était son plus grand problème : elle ne savait pas dire non.
En entrant dans sa cuisine, elle faillit trébucher sur la balle de Chocolat. Sa tête hirsute avec ses grands yeux bruns apparut immédiatement devant ses yeux. Il était mort un mois auparavant, mais Aude n’avait toujours pas trouvé le courage de se débarrasser de ses affaires. Elle adorait les chiens. Enfant, elle trouvait auprès d’eux la chaleur qui lui manquait dans son entourage. Aussi était-elle partie chercher l’animal dans un refuge dès qu’elles avaient loué l’appartement avec sa sœur. Parfois, elle se disait qu’elle s’entendait avec ces bêtes mieux qu’avec ses congénères.
Elle mit l’eau des pâtes à bouillir, s’installa devant l’ordinateur et alla directement sur le site d’une librairie en ligne. Si Chloé n’hésitait pas devant l’amant d’un soir, Aude, elle, avait son secret : les romans érotiques. Elle en dévorait une demi-douzaine par mois, comme d’autres dévorent des chocolats. Elle s’en téléchargea deux sur sa liseuse et eut le temps de lire la moitié du premier tout en préparant le repas. Un jour, ce serait tout de même bien d’avoir un vrai mec, songea-t-elle pour la millième fois. Mais elle ne se voyait maquée avec aucun des célibataires de sa connaissance. Peut-être devrait-elle retourner dans une grande ville. Ou un de ces sites de rencontre… C’était quand même plus sérieux que lire des romans à la chaîne. Seulement, soupira-t-elle, dans la vie réelle, la plupart des mecs s’y prenaient comme des manches au lit. Les romances érotiques étaient bien mieux que la réalité. Non, finalement, elle aimait sa vie comme elle était. Peut-être avait-elle une libido anormale, conclut-elle avec une pointe d’amertume.
Un quart d’heure plus tard, elle éteignait sa liseuse et posait les pâtes sur la table avec la sauce et le fromage.
— Hé, Aude, c’est fantastique !
Sa cadette claqua la porte d’entrée derrière elle, rouge d’excitation, ses courts cheveux blonds en bataille et se rua dans la cuisine, sans même prendre le temps d’enlever son blouson.
— Quoi ?
— Tu sais, mes recherches généalogiques ? Je t’avais dit que le père de mémé s’appelait Sam Latimer, un GI américain ?
— Ouais.
— Eh ben, j’ai eu un une lettre de son frère, Ben !
Aude remit en arrière une mèche rebelle :
— Heu… Mais il doit avoir près de quatre-vingt-dix ans !
— C’est ça ! Et il m’invite à venir lui rendre visite !
— Et il habite où ? Dans une maison de retraite ?
— Dans un petit ranch près d’un village au nord de la Californie. Il faut que je regarde où c’est.
La jeune femme entreprit de servir les pâtes.
— Commence par manger ! J’espère que tu n’as pas encore passé l’après-midi sur internet aux frais de ta patronne.
— Meuh non ! Dur de ne pas se faire repérer dans l’arrière-boutique ! Toi, ce serait beaucoup plus facile !
— Pas du tout. J’ai un bilan à sortir pour la fin de la semaine. Je n’ai pas une minute à perdre.
Chloé finit par enlever son blouson, s’assit et attaqua son assiette avec enthousiasme :
— Un arrière-grand-père GI ! Tu trouves pas ça romantique, toi ?
— Une mère morte d’overdose et un père inconnu, ça me suffit largement comme famille, bougonna son aînée en s’asseyant à son tour. Tu t’imagines que tu vas découvrir un VIP parmi nos ancêtres ou quoi ?
— Un GI, c’est déjà pas mal !
— C’est ça : il est parti sans jamais donner de nouvelles, laissant notre arrière-grand-mère enceinte jusqu’aux yeux. Après quoi, il est rentré chez lui, s’est marié et a fait une flopée de gosses légitimes.
— Pas du tout ! Il a été tué pendant la Bataille des Ardennes.
Aude, dont les connaissances en Histoire étaient plus qu’approximatives, ignorait complètement l’existence de cette bataille et s’en fichait. Elle fit un geste agacé avant de piquer sa fourchette dans les pâtes.
— Et alors, tu crois qu’il était millionnaire et que tu peux réclamer son héritage ?
— Il était fermier, comme nos grands-parents. Je veux aller voir à quoi ressemble son village !
Son aînée soupira intérieurement. Elle avait quatre ans et Chloé deux lorsqu’elles avaient été retirées à leur mère, toxicomane et prostituée notoire. Ensuite, elles avaient passé leur enfance trimballées de foyer en famille d’accueil dans le Nord, dont le ciel gris avait à jamais pour elles la couleur des regrets. Ni l’une ni l’autre ne connaissait l’identité de leurs pères respectifs, des amants de passage, ou des clients. Pas surprenant que sa sœur passât son temps à rêver d’ancêtres dignes de ce nom ! Seulement, à vingt-deux ans, il fallait regarder devant soi, pas en arrière !
— Ça s’appelle Wolf Creek. Tu sais, je suis sûre que c’est comme dans les feuilletons américains, un endroit avec une station service, un general store, un fast food, une église en bois…
— Ouais, et tous les habitants portent un flingue et n’hésitent pas à s’en servir pour un oui ou pour un non. D’ailleurs, comment veux-tu aller dans ce trou perdu ?
Chloé leva les yeux au ciel, faisant étinceler le petit brillant qu’elle avait dans le nez :
— Au lieu de partir à Ibiza, je vais aller là-bas pour les vacances. Tu me prêteras trois cents euros pour louer la voiture ?
— En plus des cent vingt que tu me dois déjà ?
— Mais t’en fais jamais rien de ton fric !
— Je veux m’acheter une maison !
— On sait ! Une grande maison pour t’emmerder toute seule dedans !
Aude ne répondit pas et enfourna une fourchetée de pâtes. Ce n’était pas leur première dispute sur le sujet. La désinvolture avec laquelle sa sœur traitait l’argent, l’avait toujours agacée. Ça lui rappelait le peu que ses grands-parents lui avaient dit de leur mère, lors de l’une de leurs rares visites : un panier percé, incapable de terminer un projet quel qu’il fut, une cancresse à l’école, une mère irresponsable. Les seules choses qu’elle avait jamais eues pour elle, étaient une figure de rêve et des manières enjôleuses capables d’avoir raison de n’importe quel mâle. Avant que la drogue n’ait fait ses ravages, elle n’avait eu aucun de mal à se prostituer ou trouver un homme prêt à l’entretenir pour un temps. L’idée que sa petite sœur finisse de la même façon était le pire cauchemar d’Aude. C’était aussi la raison pour laquelle elle avait manœuvré pour qu’elles s’installent dans une petite ville, loin du village de ses grands-parents, loin de l’endroit où avait vécu sa mère, loin des tentations des grandes cités. L’illumination lui était venue paradoxalement à seize ans, lors de la dernière rencontre avec ses grands-parents. Ces derniers, des paysans normands qui n’avaient jamais voulu prendre en charge leurs petites-filles et préféraient les voir élevées par les services sociaux, étaient néanmoins très forts quand il s’agissait de donner des cours de morale. Cette visite était tombée particulièrement mal : elle rentrait d’une fugue au cours de laquelle elle avait transporté du cannabis pour le compte de son copain, un petit dealer.
— Tout dans le cul, rien dans la tête, tout le portrait de ta mère ! avaient-ils craché. T’auras une portée de gosses qui iront à la DDASS et tu mourras dans les chiottes, comme elle !
En une ultime rébellion, l’objectif de la jeune fille devint alors de donner tort à son grand-père. Elle arrêta de fuguer, de fumer, de draguer et travailla d’arrache-pied pour combler une partie de son retard scolaire. Elle décida de devenir comptable, une profession respectable. De plus, elle n’avait jamais entendu quelqu’un traiter une comptable de pute. Elle obtint son bac comptabilité-gestion de justesse, parvint à trouver un job modeste et devint une employée modèle, prête à faire des heures supplémentaires et effectuer toutes les corvées. Pour se faire accepter dans cette petite ville, elle se fit bénévole dans les associations locales, faisant des animations en maison de retraites, des gardes à la Croix Rouge et l’intendance des fêtes paroissiales. Tout le monde louait son sérieux et sa maturité, si rares à son âge. Elle s’habillait de la façon la moins voyante possible et ne portait ni bijoux, ni maquillage. Même ses grands-parents auraient admis qu’elle était une jeune femme modèle. Malheureusement, ils étaient morts deux ans auparavant à quelques mois de distance. Ce fut un peu plus tard que Chloé s’était découvert un intérêt pour leur arbre généalogique, celui de leur mère, bien sûr. C’était devenu une véritable passion. Sur un site de généalogie, elle avait fait la connaissance d’une cousine éloignée qui elle avait gardé de vielles lettres de différents membres de la famille. C'est ainsi qu'elle avait appris que leur grand-mère, si collet monté, était une enfant illégitime, conçue avec un GI américain.
Et voilà qu’à présent, l’insouciante jeune fille voulait partir en voyage. Pas à côté, en Espagne, mais au fin fond de l’Amérique profonde. Avec ses autochtones armés jusqu’aux dents, ses serial killers, ses sectes fanatiques et ses toxicos à tous les coins de rue.
— Bon alors tu me le prêtes, ce fric ? répéta l’intéressée, interrompant ses réflexions.
— Heu… Mais tu ne parles pas anglais ! protesta Aude.
— Tout le monde le baragouine sans l’avoir appris de nos jours. Hé, t’affole pas, des milliers de touristes français traversent les States en voiture chaque année sans problèmes !
— C’est où ton bled ?
Visiblement agacée, la jeune fille alla chercher l’ordinateur, le posa sur la table et se mit sur Google Maps :
— Tiens, voilà, il est au pied du Mont Shasta.
Elle zooma sur une zone boisée, au flanc d’une montagne couronnée de neiges et parcourue de rares petites routes. De l’autre côté de la montagne se dressait une station de ski isolée. Elle pointa du doigt une petite agglomération :
— C’est là.
Pendant le reste du repas, Chloé l’abreuva des détails que lui avait fournis la lettre de Ben Latimer. Sam, son frère ainé et l’arrière-grand-père des jeunes filles prit part au Débarquement et rencontra son arrière-grand-mère dans l’euphorie de la Libération avant d’être tué dans les Ardennes en Décembre 1944, quelques jours après son vingt-deuxième anniversaire. Quant à Ben, il disait aller allègrement sur ses quatre-vingt-dix ans dans son ranch où il élevait encore des chevaux. Il y vivait à l’ancienne entouré de sa vaste famille, tirant son électricité de quelque panneaux solaires et son eau du puits, sans téléphone, ni relais portable à proximité.
Mais dès le repas terminé, Chloé se rua dehors pour s’adonner à sa deuxième passion : la moto. Elle venait d’en acheter une d’occasion et l’entretenait avec amour. Quant à Aude, elle détestait déjà conduire une voiture, alors la seule idée de s’assoir sur l’un de ces engins de mort à deux roues lui donnait le vertige. Pourquoi étaient-elles aussi différentes, se demanda-t-elle pour la millième fois en s’installant devant l’ordinateur. La faute à leurs pères respectifs, sans doute. Elle retourna sur internet et passa une heure à collecter tout renseignement qu’elle put glaner sur l’endroit. Tout ce qu'elle savait des États-Unis se résumait aux séries TV, mais grâce à son métier, elle avait une meilleure connaissance de la langue de Mark Twain que sa sœur. Elle n’avait pas l’intention de la laisser partir à l’aventure dans un coupe-gorge !
La petite bourgade de Wolf Creek comptait près de cinq cent habitants, soit autant que celle de ses grands-parents. La région s’avéra posséder un taux de criminalité parmi les plus bas des États-Unis. Il n’y avait pas eu une seule affaire de drogue depuis sept ans, une malheureuse fumette de cannabis et pas un seul meurtre depuis quarante-deux ans. Aude poussa un soupir de soulagement. La seule chose qu’on risquait là-bas, c’était un accident de voiture ou une rencontre avec un grizzly. Une famille avait été massacrée par l’une de ces bestioles, un spécimen gigantesque, cinq ans auparavant lors d’un piquenique. Heureusement, elle voyait mal Chloé se promener au milieu de la forêt. De l’autre côté de la montagne, il y avait la petite ville de Shasta City. Elle était plus animée, avec sa station de ski, ses deux boîtes de nuit et son casino. Surtout, ce Mont Shasta, un volcan éteint, paraissait avoir une réputation auprès des adeptes de nouvelles religions et spiritualités diverses, allant du New Age au Wicca, en passant par le néopaganisme et le channelling. Certains affirmaient qu’il contenait un passage vers une autre dimension ou les ruines d’une cité atlante souterraine. Au bas des pistes, on organisait des stages de méditation, de naturopathie, de yoga, de manipulation de cristaux éthériques et autres. Cependant, tout cela semblait rester bon enfant. Les indiens qui habitaient la région s’étaient relativement bien débrouillés dans leurs relations avec les blancs depuis le 19ème siècle. Ils géraient la station de ski et le casino et semblaient prospères. Un peu rassénée, la jeune femme se détendit et alla regarder sa série TV favorite, puis finit son roman. Elle s’endormit en rêvant qu’elle se lovait dans les bras d’un homme sombre et attentionné, tout en muscles, dont le corps ferme et chaud épousait le sien. Il avait une fossette au menton, bien sur.
Un mois plus tard, elle mettait sa petite sœur dans le train pour Paris, avec une longue liste de recommandations. Bien sûr, une fois arrivée sur le sol américain, la jeune fille prit à peine le temps de donner de ses nouvelles. De plus, les communications coutaient cher. Aude reçut des textos disant que San-Francisco était fantastique, que les gratte-ciels étaient juste comme au cinéma, que les voitures n’étaient pas énormes, mais les gens, si. Elle eut quelques photos de motels au bord de la route et trois jours plus tard, un texto lui annonçant que Chloé était arrivée à destination. Tout le monde était formidable, l’arrière-grand-oncle, très gentil, les paysages magnifiques etc... Aude, tenta de l’appeler plusieurs fois, mais comme d’habitude, tomba sur son répondeur. Débordée par son travail et la préparation de la fête annuelle de la ville, elle ne s’en formalisa pas. Le séjour ne devait durer que deux semaines. Aussi, n’était-elle pas particulièrement inquiète quand son téléphone sonna un soir, alors qu’elle introduisait sa clé dans la serrure, sur le palier. Elle fouilla son sac en pestant, mais le temps qu’elle le trouve, il avait déjà basculé sur la messagerie. La voix de Chloé était encore plus enthousiaste que d’habitude :
— Ecoute, Aude, je ne pourrais pas te parler pendant quelque temps. Ne t’inquiètes pas, tout va bien. Simplement, je ne peux pas en discuter au téléphone. Je vais faire une petite retraite pour réfléchir à certaines choses. J’ai fait une découverte incroyable ici. Je te raconterai à mon retour !
« Pas parler pendant un certain temps » ? Qu’est-ce que cela voulait dire ? Aude appuya sur la touche « rappel », mais aboutit directement au répondeur. Elle laissa un message à son tour :
— Chloé, c’est Aude. Je ne comprends rien à ce que tu m’as dit. Rappelle-moi.
Il n’y eut pas de réponse. Tous ses appels furent transférés sur messagerie. Le jour dit, sa sœur ne rentra pas. Morte d’inquiétude, Aude se rendit à la police. Qui lui répondit qu’elle ne pouvait rien faire si une femme majeure avait décidé de ne pas revenir à la maison. Elle prit une journée pour se rendre au consulat américain qui lui fit la même réponse. Cependant, ils ajoutèrent qu’ils apprécieraient très peu si une citoyenne étrangère restait sur leur territoire au-delà de la durée autorisée pour un séjour de tourisme. Aude se confondait en conjectures. Chloé avait-elle eu une grande illumination existentielle ? Ou alors, avait-elle été kidnappée par une secte ? Peut-être cet arrière-grand-oncle n’était-il qu’un imposteur ? Ou alors, un membre de l’une de ces églises extrêmes qui pullulaient aux États-Unis ? Sa sœur avait-elle subi un lavage de cerveau avant d’être enfermée dans un harem ? Dans la petite ville, on se mit également à jaser.
— Toujours pas de nouvelles ? demanda Sylvie en posant son café.
Le petit restaurant où elles avaient l’habitude de déjeuner commençait à se vider. Les clients finissaient leur dessert et s’en retournaient à leur travail.
— Non, grogna sombrement Aude. J’ai écrit trois lettres à ce Ben Latimer et pas de réponse.
— Hmmm. Il y a des associations d’aide à la recherche de personnes disparues. Tu devrais peut-être les contacter ?
Caramel, le chien du patron vint la saluer. Aude lui tendit distraitement le reste de son pain. Elle aimait bien le voir d’habitude, mais elle n’avait pas le cœur ce jour-là.
— Je l’ai déjà fait : elles ne s’occupent pas de gens disparus à l’étranger.
— Peut-être qu’il y a des associations comme ça aux US ?
— Ouais, je regarderais, fit Aude d’un ton qu’elle tenta de rendre enthousiaste.
Après tout, sa collègue essayait sincèrement de l’aider.
— Ça va bientôt être l’heure, grommela cette dernière avec un soupir. Je vais filer aux toilettes, sinon, le patron est capable de me le décompter sur mes heures de travail.
Sylvie se leva et se dirigea vers le comptoir, tandis qu’Aude finissait sombrement son café, tout en retournant le problème dans sa tête pour la millième fois.
— …Ouais, je te dis, la petite employée des Petons Mignons.
Le nom tira Aude de ses réflexions. C’était celui du magasin où travaillait Chloé. Elle jeta un regard discret à la table voisine. Deux femmes d’une cinquantaine d’années qu’elle ne connaissait pas sirotaient leur chocolat, tout en papotant. Elle tendit l’oreille.
— …Tu sais la jeune habillée comme une pute, avec un brillant dans le nez ! Et ben Sophie m’a raconté qu’elle couchait avec un dealer de drogue. Elle s’est fait prendre il y a un mois à l’aéroport de New-York avec vingt kilos de cocaïne dans son estomac !
Elle fixa les deux quinquagénaires, effarée. C’était le plus gros racontar qu’elle eut jamais entendu. Comment pouvait-on dire des choses pareilles de Chloé ? Elle n’avait jamais rien fait de mal ! Comment pouvait-on…
L’une des femmes la remarqua et lui rendit son regard. Aude rougit malgré elle et plongea les yeux dans sa tasse. Sylvie revenait.
— Tiens, j’ai pensé à un truc : il faudrait peut-être embaucher un détective privé…
— C’est pas un roman.
— Non, soupira sa collègue.
Une fois devant l’écran de son ordinateur, Aude le fixa, le regard vide. C’était ironique. Injuste. Malgré ses piercings et ses tatouages, Chloé n’avait jamais rien fait de plus illégal qu’un excès de vitesse sur sa moto. C’était Aude qui avait fugué, volé, transporté du shit, s’était rebellée. Pourquoi ce racontar idiot entre deux inconnues lui faisait-il si mal alors qu’elle aurait dû se concentrer sur ses recherches ? Parce qu’au fond, elle ne supportait pas d’être montrée du doigt. Enfant, elle détestait les discussions à mi-voix entre divers psychologues et éducateurs à son sujet, qu’elle était censée ne pas comprendre. Pire, entendre ça sur Chloé lui faisait plus mal que l’entendre sur elle même. Après tout, elle avait l’habitude. Mais son bébé de petite sœur… Machinalement, elle porta son pouce à sa bouche. Ça faisait plus d’un an qu’elle avait réussi à se débarrasser de l’habitude de se ronger les ongles.
Non, il fallait laisser tomber les états d’âme et se concentrer sur le vrai problème. Que faisait-on quand on était une pauvre comptable et qu’on voulait retrouver quelqu’un dans l’immensité américaine ? Embaucher un détective privé… Ce n’était pas complètement idiot. Elle n’y connaissait rien, mais elle avait distraitement écouté la moitié d’un documentaire, une fois, et savait que le prix de leurs services était largement au-dessus de ses moyens. Peut-être devrait-elle commencer par se rendre sur place et se renseigner ? Quelqu’un devait bien avoir vue Chloé ! Une touriste française qui parlait l’anglais comme une vache espagnole, ça devait se remarquer, dans une bourgade perdue au milieu de nulle part ! Peut-être la solution s’avérerait toute simple ? Oui, il fallait y aller. Son estomac se noua. Malgré toutes ses fugues d’adolescente, elle détestait quitter le monde douillet qu’elle était parvenue à se construire. Et elle n’avait quitté la France qu’une seule fois, pour aller à Barcelone. Mais elle ne voyait pas d’autre solution.
Le lendemain, elle posa ses congés et prit un billet d’avion pour San Francisco.